« Le Tiers Pays » de Karina Sainz Borgo : un voyage aux portes de l’enfer

Le dernier refuge des déshérités

« L’épidémie et la pluie se sont abattues en même temps sur leur village ». Pour fuir le redoutable «virus de l’amnésie » et sauver ses deux très jeunes enfants, Angustias Romero rejoint une colonne de réfugiés fuyant vers la frontière à travers la Sierra. Mais elle n’a pu «qu’escorter ses enfants vers la mort ». Elle ne veut plus qu’une seule chose, enterrer dignement ses deux bébés. Elle entend parler sur le marché de Cucada d’une femme étonnante, Visitacion Salazar, qui offre une sépulture aux indigents. Arrivée à Mesquite, Augustias peut enfin enterrer ses enfants au Tiers Pays. Le Tiers Pays est un cimetière illégal mais surtout un îlot de dignité dans un océan de violence et de misère. Cette misère est incarnée par Consuelo, une jeune orpheline bientôt « mère de force ». Son mari disparu, Angustias veut rester près de la tombe de ses enfants. Elle va seconder Visitacion. Ensemble, elles vont parcourir les villages déshérités de la Sierra pour venir chercher, préparer, enterrer les défunts. Pour leur apporter le respect dont ils n’avaient pas bénéficié de leur vivant. Ensemble, elles vont affronter le chef mafieux local, ses hommes de mains, les terribles « irréguliers », le maire corrompu de la ville. La guerre est déclarée. Tous convoitent le Tiers Pays. Y survivra-t-il ?

Deux femmes face à la violence

Le Tiers Pays est roman haut en couleurs, surprenant, dérangeant parfois. L’action est difficile à situer dans le temps et l’espace, même si la nationalité de l’auteure et la misère ambiante évoquent le Venezuela. Quelle dévastation ! Les machettes sont omniprésentes, la misère des migrants extrême. Les villages paraissent dévastés par les bagarres, l’alcoolisme, les milices de tueurs. Les paris sur les combats de coqs génèrent une grande violence. Les rares hommes survivants dans les villages apparaissent comme des rescapés, comme les vétérans d’une guerre invisible.
Dans ce contexte hyperréaliste, la pensée magique s’incruste. Les revenants, les âmes mortes se mêlent aux vivants, les croyances ancestrales, les superstitions restent vivaces.
Deux figures émergent. Angustias, jeune mère courageuse, défend, envers et contre toutes, ses enfants puis Concuelo sa protégée. Visitacion est une femme forte, indépendante, déterminée. Dans cet endroit déshérité, elle apparaît telle une vierge noire, une soldate de Dieu. Sa mission, assurer une sépulture aux morts qui n’en ont pas, en fait une Antigone contemporaine. Mais elle croque aussi la vie à pleines dents, elle est colérique, fascinante, paraissant aimanter son entourage.
Ces deux femmes apportent un peu d’humanité dans un roman qui laisse peu de place à l’espoir. Peut-être parce que la réalité ne le permet pas…