« Le Polonais » de J. M. Coetzee : La groupie du pianiste

Il y a, au départ, cette étrange et belle idée qu’un roman ne se construit pas tout seul. Que si l’idée peut être bien là, il manque des personnages pour y donner corps. « La femme est la première à lui donner du mal, suivie peu après par l’homme. » écrit Coetzee en incipit du Polonais. A qui se réfère ce « lui » ? Au narrateur ? Au prix Nobel de littérature qui peine à dessiner le portrait de ceux qu’il va manipuler dans ce court roman. Mais heureusement, le pianiste, le Polonais du titre, « est parfaitement clair dans son esprit ». La machine peut se mettre en branle. Moteur.

Beatriz, née en 1967, fait la rencontre de Wiltold Walczykiewicz, né en 1943. Lui est Polonais, célèbre interprète de Chopin, pianiste à l’approche mécanique ; elle est une dame de la haute société barcelonaise qui aide pour l’organisation des concerts du Cercle des Concerts. Plus de vingt ans les sépare, mais le Polonais n’en a que faire, et les quelques mots échangés avec Beatriz font chavirer son cœur. Lui pour qui le bonheur n’est pas le sentiment le plus important, mais pour qui la musique compte avant toute chose, cherche à tout prix à revoir Beatriz, lui écrit. Celle-ci, réticente, finit par l’inviter à Majorque.

Le cœur a ses raisons

Etrange roman que Le Polonais où les personnages semblent désincarnés, portés par la seule invention de Coetzee qui prend un malin plaisir à éviter toute psychologie. Car des raisons qui poussent l’un à tomber dans les bras de l’autre, on ne saura finalement pas grand-chose. Les choses se font, point. Pourquoi ? Cela n’intéresse pas Coetzee, comme à son habitude, lui l’écrivain du mystère. N’ouvrez donc pas une histoire romantique, pleine de sucre, mais une histoire de sentiments mêlés et diffus. Le Polonais n’a d’ailleurs pas de grands rêves pour son amour, il cherche avant tout « une vie ordinaire côte à côte ».

Et Beatriz, que ressent-elle finalement pour ce vieil homme qui lui fait une cour acharnée ? « Si elle devait le définir, elle dirait que c’est de la pitié. Il est tombé amoureux d’elle et elle l’a pris en pitié et, par pitié, lui a donné ce qu’il désirait. C’est ce qui s’est passé ; c’est sa faute. » Une façon de se dédouaner pour cette femme qui entre finalement dans un jeu de séduction. Une bonne excuse pour Beatriz qui souhaite conserver sa vie bourgeoise, et ferme les yeux sur les aventures extraconjugales de son mari.

Avec le talent qu’on lui connaît, Coetzee livre à nouveau un roman faussement simple où les thèmes de l’amour, de la culpabilité, de la vieillesse et de l’engagement ressortent. L’auteur sud-africain cite Dante et sa Béatrice, Chopin et sa George Sand, pour mieux ancrer ses réflexions.

Extrait :

« Rien de sérieux. L’amour est-il un état d’esprit, un état d’être, un phénomène, une mode qui passe sous nos yeux mêmes et disparaît dans les profondeurs de l’histoire ? Le Polonais était amoureux d’elle, sérieusement amoureux – et l’est sans doute encore – mais le Polonais est un vestige de l’histoire, d’une époque où le désir devait être teinte d’inaccessible pour passer pour le grand amour. Et qu’en est-il d’elle, Beatriz, sa bien-aimée ? Une chose est sûre, elle est tout sauf inaccessible. Au contraire, elle était bien trop accessible. Venez chez moi. Venez dans mon lit. Si elle a fini par échapper à l’infamie de la femme trop facilement accessible, ce n’est qu’en envoyant balader le Polonais – le Polonais qui en cet instant même est sans doute en train d’échafauder de son côté l’histoire d’une cruelle maîtresse espagnole qui lui a laissé au cœur une plaie qui mettra des années à se refermer. »