« L’Amour » de François Bégaudeau : La vie et rien d’autre

par Julien Coquet
25.10.2023

En moins de cent pages, François Bégaudeau éblouit par son usage de l’ellipse, et par sa capacité à brosser le portrait de vies simples sans une once de condescendance.

Depuis Aurélien d’Aragon, chaque incipit d’un roman d’amour, placé sous le signe de la rencontre, doit annoncer la couleur. François Bégaudeau, dans L’Amour, s’en amuse : « La première fois que Jeanne voit Pietro, c’est au gymnase où sa mère fait le ménage » (pour rappel, Aragon écrit : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. »). Sauf que Jeanne ne va pas passer sa vie avec Pietro, le beau basketteur, mais avec Jacques, qu’elle finit par embrasser lors d’une balade avec le chien du jeune homme. Naissance du couple Moreau.

À partir de cette rencontre, qui prend finalement beaucoup de place de ce court roman, Bégaudeau déroule le fil de l’amour d’un couple ordinaire. Ici, amour ne rime pas avec passion, mais avec vie quotidienne. Et, finalement, que vaut-il mieux ? Un amour passionnel amenant tracas et déchirements, ou un amour paisible ? Comme l’écrit l’auteur en quatrième de couverture : « J’ai voulu raconter l’amour tel qu’il est vécu la plupart du temps par la plupart des gens : sans crise ni événement. » Tel Perec qui sous-titrait Les Choses « Une histoire des années soixante », Bégaudeau aurait pu accoler à L’Amour « Une histoire des choses de la seconde moitié du vingtième siècle ». Chez les Moreau, on possède un appareil photo Kodak, on écoute Maxime Le Forestier, on stocke les produits frais dans le frigidaire Brandt, on regarde Stade 2.

D’une grande délicatesse, la plume de Bégaudeau parcourt plusieurs dizaines d’années. On croit se reconnaître, voir ses parents. On se demande si les Moreau sont heureux, s’ils se posent même la question. Et, finalement, on s’en moque un peu : leur vie a passé, on les a accompagnés, et on a passé un beau moment de lecture.

« Quand Daniel daigne rester manger avec eux, Jeanne fait un clafoutis aux cerises. L’hôte affirme que c’est le meilleur d’Europe. Il ne le pense pas mais pense sincèrement ce qui lui fait dire. Il aime d’ailleurs moins le clafoutis que la dispute éternelle qu’il occasionne. Au moment de le servir, sa mère sort des assiettes à dessert et son père dit que les assiettes à fromage suffiront. Mais Jeanne aime manger le gâteau dans les assiettes propres et Jacques trouve que c’est ajouter de la vaisselle pour rien, et Jeanne estime qu’il devrait s’en fiche vu qu’il n’a pas fait la vaisselle depuis Mathusalem, et Jacques signale qu’elle non plus puisqu’ils se sont offert un lave-vaisselle en 84, l’année de sa fracture du péroné devant Gym Tonic il s’en souvient, et Jeanne rappelle que les assiettes ne se rangent pas toutes seules dans la machine, et Jacques répond que c’est ce qu’il essaye de lui dire depuis une heure mais c’est peine perdue car sa femme a déjà réparti les parts dans le service à dessert. »

L’Amour, François BEGAUDEAU, Editions Verticales, 96 pages, 14,50 euros

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