L’autrice remarquée de Station Eleven s’empare avec intelligence du thème du voyage temporel.
La question n’est pas nouvelle : habitons-nous dans un monde réel ou dans une simulation ? Nos sensations et nos émotions sont-elles provoquées par un ordinateur ou par un « Malin génie », comme l’explique Descartes dans ses Méditations métaphysiques ? Question hautement philosophique, celle-ci est déclinée par les films Matrix et le très bon livre de science-fiction Simulacron 3 de Daniel F. Galouye, adapté au cinéma par Rainer Werner Fassbinder sous le titre de Le Monde sur le fil (1973).
Dans La Mer de la tranquillité, le dernier livre d’Emily St. John Mandel, Zoey, physicienne à l’Institut du Temps et son frère, doutent de la réalité de leur monde à la suite d’une anomalie. Dans une forêt au nord de l’île de Vancouver, trois époques semblent s’être mélangées le temps d’un instant. Les témoins de cette expérience entendent un engin décoller et une berceuse jouée au violon. Mais si trois moments distincts, séparés par des centaines d’années, se superposent, est-ce alors un bug de la matrice ? Zoey charge son frère Gaspery d’enquêter.
La grande qualité du roman tient en son découpage original et à sa construction diablement intelligente. Plutôt que de s’encombrer de concepts scientifiques complexes, Emily St. John Mandel préfère parier sur l’intelligence de son lectorat et de multiplier les fils narratifs. Les cent premières pages s’avèrent à la fois passionnantes et déroutantes, tant la différence des personnages parait rendre impossible toute rencontre entre eux. L’aspect science-fictionnel arrive un peu tardivement, et il faudra être concentré pour bien tout comprendre, l’autrice avançant de révélation en révélation. Sans révolutionner le thème du voyage temporel, l’autrice avance confiante grâce à des personnages bien campés. La Mer de la tranquillité est un beau roman de cette rentrée littéraire, complexe sans être inintelligible, émouvant sans être larmoyant.
« Je me souviens des articles publiés par les journaux à l’époque où le voyage dans le temps avait été inventé – pour être aussitôt rendu illégal en dehors des services gouvernementaux. Je me souviens du chapitre d’un manuel de criminologie consacré au cauchemar quasi destructeur du fameux Rose Loop, quand le cours de l’Histoire avait changé vingt-sept fois avant que le voyageur renégat ne soit mis hors d’état de nuire et ses dégâts réparés. Je savais que cent quarante et un des deux cent cinq condamnés purgeant une peine de prison à vie sur la Lune s’y trouvaient parce qu’ils avaient tenté de voyager dans le temps. Peu importait qu’ils aient réussi ou non ; la tentative suffisait à vous envoyer en détention à perpétuité. »
La Mer de la tranquillité, Emily ST. JOHN MANDEL, traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé, Rivages, 304 pages, 22 euros
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