Publié en février aux Etats-Unis, le dernier roman de Salman Rushdie s’intéresse à la gloire et à la chute d’une cité, Bisnaga, et à sa fondatrice, Pampa Kampana. Une fresque épique imprégnée de la culture indienne.
L’événement dans le milieu littéraire est important : La Cité de la victoire (Victory City pour le titre original) signe le retour de Salman Rushdie après l’attaque dont il a été la cible le 12 août 2022, attaque qui lui a valu l’usage d’un œil. Impossible pour autant de trouver des liens entre le destin de Pampa Kampana, l’héroïne du livre, et la vie de l’auteur, puisque ce dernier avait fini de corriger les épreuves du livre avant son attaque. Reste que le livre n’en est pas moins passionnant, et brasse assez large pour nous intéresser sur plus de 300 pages.
La Cité de la victoire pourrait commencer par « Il était une fois… », tant le roman se rapproche du conte, ou plutôt de l’épopée. Il pourrait également débuter comme le célèbre incipit du Conte des deux cités de Dickens : « It was the best of times, it was the worst of times… ». Car le roman de Rushdie se décline avant tout comme le portrait d’une ville, Bisnaga (littéralement « la ville de la victoire »), fondée dans le sud de l’Inde au XIVème siècle par la jeune Pampa Kampana aidée par la déesse Pampa. Profondément ébranlée par le suicide de sa mère, immolée par le feu, Pampa Kampana se met à entendre la voix de la déesse, et se fait réceptacle de la parole divine. Dotée de quelques pouvoirs divins et d’une capacité à vivre deux cent quarante-sept ans, Pampa Kampana veille sur la cité, influence les décisions des différents régents, assiste aux victoires et aux défaites, aux âges d’or et aux décadences.
La Cité de la victoire est un épais roman, sans pour autant qu’il soit lourd. Salman Rushdie a le chic de nous guider au sein d’une intrigue tortueuse et longue d’un quart de siècle. Si le nombre de personnages impressionne, l’auteur parvient toujours à nous rappeler leur fonction, et ne nous perd jamais, parvenant même à créer une psychologie propre à chacun de ses êtres de papier (le roi Hukka et son frère Bukka, le portugais Domingo Nunes, le religieux Haleya Kote…). Présentée comme la traduction et la simplification d’une ancienne épopée, le Jayaparajaya, découverte dans une jarre, cette saga se présente avant tout comme un tour de force romanesque.
Ici, peu de philosophie et de réflexions, mais avant tout la description et le roman d’une ville. Pour autant, Rushdie parsème son histoire de thèmes revenant de façon cyclique : la place des femmes au sein de la société (« Dans l’empire de Bisnaga, dit-elle dans son adresse au conseil, les femmes ne sont pas traitées comme des sujets de seconde zone. Nous ne sommes ni voilées ni cachées. ») et celle des relations entre politique et religion (adoption d’une religion d’Etat, liberté de culte, tolérance des prières collectives…). Solidement documenté (une bibliographie fournie se trouve à la fin du livre), La Cité de la victoire brasse une part importante de l’histoire de l’Inde du Sud, entre fiction et réalité : « soit tout est vrai, soit rien ne l’est, et nous préférons croire en la vérité d’une histoire bien racontée ».
« Les chuchotements n’étaient pas aussi simples qu’ils l’avaient été au début. C’était alors le temps de la Génération Créée, née des graines, et ils étaient comme des ardoises vierges, des têtes vides, et lorsqu’elle écrivait leur histoire sur ces ardoises, ils acceptaient le récit qu’elle leur implantait dans la tête sans faire de difficultés. Elle les fabriquait et ils devenaient des personnes de son invention. Il y avait peu ou pas de résistance. Mais les gens à qui elle devait chuchoter à présent n’étaient pas de son invention. Ils étaient nés et avaient été élevés à Bisnaga, ils avaient d’authentiques histoires familiales remontant à deux ou même trois générations et n’étaient donc pas des fictions malléables. De plus ils avaient été poussés par les autorités de l’époque, les gens du SAD, à penser que la véritable histoire de la naissance de Bisnaga était un mensonge et qu’un mensonge était la vérité, que Bisnaga n’était pas née de graines mais que c’était un vieux royaume doté d’une histoire qui ne prenait pas sa source dans les fantasmes d’une sorcière chuchoteuse. »
La Cité de la victoire, Salman RUSHDIE, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Actes Sud, Collection « Lettres anglo-américaines », 336 pages, 23 €
Date de parution : 6 septembre 2023