L’auteur le plus côté de hard SF propose ici une réflexion sur les enjeux de la vie sous forme digitale. Avouons que nous n’avons pas tout compris, mais que cette incompréhension (il est impossible de tout comprendre dans l’œuvre d’Egan) participe justement à la construction du livre. Explications.
Greg Egan est aujourd’hui considéré comme le maître de la hard SF, cette science-fiction où les technologies et la science sont des personnages à part entière. Les auteurs de hard SF font de ces technologies probables et hypothétiques des artefacts bien réels, déroulant ensuite leurs implications dans le monde. Pour appréhender l’univers de Greg Egan, peut-être vaut-il mieux commencer par son immense recueil de nouvelles, Axiomatique, alliant nouvelles extrêmement techniques et déroutantes (« L’assassin infini », qui ouvre le recueil) et récits avant tout philosophiques et éthiques (« Axiomatique »). Sans être insurmontable, Instanciations présente toute de même quelques difficultés pour les néophytes de la hard SF.
Au début du roman, et donc de la première novella, « Figurants virtuels », Sagreda se réveille dans une étrange cave. Tout semble penché dans son monde, et elle ne se souvient de rien. Etonnement et stupeur : la gravité ne l’attire pas vers le sol, mais irrésistiblement vers l’est. Sagreda prend peu à peu conscience qu’elle se trouve dans un jeu vidéo, tiré d’un roman de gare intitulé Est. Dotée de conscience, Sagreda rencontre d’autres personnages du jeu, des comps, qui ne sont pas dupes et cherchent à tout prix à s’échapper. La deuxième novella, « Triadique », voit Sagreda et son compagnon évoluer dans un jeu vidéo inspiré du Londres de Jack l’Eventreur tandis que la dernière, « Instanciation », narre les efforts des comps pour s’extraire des mondes numériques et joindre le monde réel.
Le roman, composé donc de trois novellas, présente quelques passages ardus, notamment sur la gravité, les nombres p-adiques, la théorie des ensembles développée par les penseurs du Cercle de Vienne. Mais Instanciations possède aussi de beaux moments d’action, et particulièrement dans la novella « Triadique », qui ravira les amateurs de science-fiction moins portés sur la complexité. Ce qui intéresse toujours, chez Egan, ce sont avant tout les réflexions philosophiques qui découlent des postulats technologiques : grâce à l’intelligence artificielle, les personnages de jeux vidéo peuvent-ils avoir une conscience ? Quels droits donner aux vies digitales ?
« Pour élaborer un comp’, il fallait combiner des données provenant de milliers de cartes neuronales : chacune ayant été récoltée à partir de coupes histologiques d’individus différents obtenues par microtome, et le résultat n’avait de valeur que dans la mesure où il possédait ce que les contributeurs avaient en commun : du bon sens, des connaissances générales et une mémoire collective de l’époque qui avait été la leur. Chaque carte prise individuellement était bien trop grossière pour offrir le moindre espoir d’extraire des souvenirs biographiques ; ce n’était qu’en agrégeant les données en masse que quelque chose pouvait émerger. L’AsServeur et les autres OS qui exploitaient ces cartes à des fins commerciales pouvaient produire des milliers de comps avec des personnalités différentes en accordant des points différents aux différents contributeurs possibles. »
Instanciations, Greg EGAN, traduit de l’anglais (Australie) par Francis Lustman, Le Bélial’, 256 pages, 19,90 €