Roman extrêmement maîtrisé, abordant de vastes thématiques relatives à la société taïwanaise, Ghost Town de Kevin Chen force le respect.
Dans sa postface, Kevin Chen avoue avoir un faible pour les histoires de fantômes, tant ceux-ci imprègnent la vie taïwanaise. « Il y a des récits à propos de revenants et de fantômes pour chaque endroit de la campagne, dans l’eau, en bordure des champs, dans les forêts de bambous, aucun lieu de la terre ou du ciel n’y échappe. » Et dans Ghost Town, les fantômes sont partout : l’action prend place le jour de la Fête des fantômes (quinzième jour du septième mois lunaire), les fantômes du père et de la cinquième sœur parlent et racontent leurs souvenirs, la deuxième sœur frappe avant d’entrer dans sa chambre « pour les inviter à rester », etc.
Mais le principal fantôme de Ghost Town, c’est sûrement Chen Tienwong, personnage central, qui revient dans son village natal, Yongjing, après des années d’absence. Benjamin d’une fratrie de sept enfants (cinq sœurs et deux frères), Tienhong a quitté son île pour mieux fuir son homosexualité et éviter l’opprobre qui pesait sur sa famille. Exilé à Berlin, Chen se retrouve en prison après avoir assassiné son amant, un homme violent. Décidé à revoir son pays natal, Chen rentre à Taiwan. « Il était revenu, non pour son salut, non par repentir, non pour trouver des réponses. Regagner son pays n’était pas un devoir, regagner son pays l’asphyxiait. Mais il y avait été contraint. »
Regagner son pays, pour Chen, c’est aussi retrouver sa famille. Une famille que Kevin Chen prend un malin plaisir à faire représenter la société taïwanaise. Les cinq sœurs et les deux frères ont beau avoir des parcours différents, elles et ils se retrouvent toutes et tous dans le malheur. Mal mariées, violentées, agressées sur leur lieu de travail, insatisfaites sexuellement, les cinq sœurs Chen symbolisent la souffrance liée la domination patriarcale : « aux cinq filles Chen, toutes des enfants non désirées, l’occasion pouvait-elle être donnée d’aller « bien », dans cette vie ? »
Si on est en droit de trouver le roman un peu long, avec quelques fils narratifs qui auraient mérités à être élagués, Ghost Town se présente comme un grand livre dérangeant au souffle romanesque. Kevin Chen, qui semble avoir mis une grande part de lui dans ce roman, témoigne des maux de la société taïwanaise : poids des traditions religieuses et des croyances, sexisme, homophobie, corruption. Dans ce roman-choral, où la parole passe d’un membre de la famille Chen à un autre, le lecteur apprend à récolter les indices dans cette structure touffue et se fait une certaine idée de Taïwan.
« Son train allait arriver à Taichung, elle devait se préparer à descendre pour la correspondance. Elle regarda par la fenêtre, mais n’y vit pas son reflet. Chaque fois qu’elle rentrait chez elle, elle avait toujours l’impression de perdre peu à peu toute couleur ; plus elle s’approchait de Yongjing, plus elle ressemblait à un fantôme. A moitié transparente. »
Ghost Town, Kevin CHEN, traduit du chinois (Taïwan) par Emmanuelle Péchenart, Editions du Seuil, 432 pages, 23 euros
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