Après nous avoir entraînés dans l’antre de la faim avec son premier roman, Le Ventre creux, le journaliste et auteur nous fait voyager dans un huis clos glaçant sur la ligne de tramway parisienne T3b, qui se place dans la filiation du manifeste de Primo Levi, Si c’est un homme.
Fumeur de cierges est l’histoire d’une descente au dernier niveau de l’enfer. Nous suivons pendant 24 heures les minutes chargées de crack d’un toxicomane anonyme qui nous parle à la première personne. Celui que nous craignons, fuyons du regard, nous parle, nous décrypte chaque seconde de son existence. Nous rencontrons cet homme à 6 h 32 du matin, à la station Diane-Arbus, soit pile au milieu de cette ligne qui longe les courbes du nord de Paris, allant de Porte de Vincennes à Porte Dauphine, de porte à porte, il lui faudra donc 24 heures, 24 heures, c’est tout, pour glisser à la recherche d’un caillou généreux, pour planer quelques secondes au Paradis avant de se réveiller dans son affreuse réalité.
Bastien Stisi arrive à nous faire entrer dans sa tête. En quelques pages, nous sommes cuit·e·s, rempli·e·s d’empathie pour cet homme redevenu homme grâce à la plume fine de l’auteur. Nous roulons avec lui et nous croisons sur son chemin de croix pas mal de vagabonds, tous nombreux au bal du bout du rouleau. On tremble pour lui, inquiet·e·s que les choses tournent encore plus mal. Sans littéralité, sans explication pédagogique, Bastien Stisi nous permet de saisir tous les contours de la gestion des toxicos en France. Le biais, cela a été hurlé depuis longtemps par tous les psychanalystes, c’est d’oublier que ces humain·e·s sont des malades et de les traiter comme des criminels, de les arrêter au lieu de les soigner.
(…) les lambdas qui confondent tout et te prennent pour un méchant alors qu’en fait, t’es juste un malade qu’a besoin de soins, d’attention et d’écoute, pas de coups de matraque dans les hanches (…)
Notre homme sans nom, on le comprend au fil de ce trajet, est un homme comme les autres. Il avait un travail, professeur d’histoire ; une compagne, Sophie ; et même un jeune enfant. Mais alors quoi ? À quel moment la chute est-elle si violente qu’il ne peut pas remonter ? L’homme nous répond face à un prêtre qui refuse de l’aider, il nous raconte, droit dans les yeux et les oreilles, qu’il a tout essayé, les salles de shoot comme les centres d’addiction. Mais rien n’a pu le freiner dans l’accélération de sa déchéance.
Le rythme d’écriture est rapide, presque comme dans un rap. D’ailleurs, notre héros a le sens du tempo, il marque le temps de ses doigts sur sa cuisse pour se calmer, et il cite, à longueur d’aventure, des paroles de chansons. On le sent, ce personnage est un puzzle constitué de tous ces corps en peine que l’auteur a croisés sur son chemin de vie. Le livre se dévore au même rythme que la journée et la nuit défilent, que le manque fait faire encore plus n’importe quoi à ce gars-là, qui oublie, doute et recommence.
(…) J’attends que mon tour vienne. Je suis déjà serein. Je sais ce qui se prépare. Je le cherche depuis des heures. J’y suis. Le rencard s’est bien déroulé, j’ai pu la porter à mes lèvres. Elle s’est offerte, elle s’est ouverte. Je suis au bord du vide, au creux de sa matrice. Je fais le dernier pas, celui qui fait chavirer là où il n’y a plus pied, mais où je sais qu’avant de m’écraser, les ailes pousseront dans le dos, me permettront de m’envoler tout en haut, là où les étoiles réchauffent le cerveau et où personne ne vient te retirer la profonde persistance du beau. Je me sens l’âme cool. Allez. Ouais, allez. (…)
Le gars a une journée et une nuit très remplies. Au fur et à mesure, on commence à le connaître, à se dire qu’il pourrait s’en sortir. Seulement, pour pouvoir s’en sortir, il ne faut pas aller aussi mal. À un moment, il se croisera, méconnaissable, dans un miroir, maigri à l’extrême. La violence de Fumeur de cierges se situe à différents niveaux. Ici, on souffre, on crève comme un chien, on est dépouillé. À aucun moment ce personnage, cet homme-là, ne suscite chez le lecteur ou la lectrice une forme de crainte. Lui-même a de la peine quand il provoque ce sentiment d’angoisse quand il profite du carré de place à l’heure de pointe, car aucun voyageur ni aucune voyageuse n’ose s’asseoir à côté de lui. Pire encore, il a conscience, impuissant, de l’effet qu’il fait.
Fumeur de cierges déplace le regard sur ces mort·e·s-vivant·e·s et nous demande de baisser les yeux, non pas pour fuir, mais pour regarder celui ou celle qui comate quelque part sur le quai du tram ou sur les marches de Riquet. Il s’agit d’un roman haletant qui transforme une vie de loose en une existence héroïque.
En librairies depuis le 16 octobre, Multikulti Editions.
Visuel : ©Multikulti Editions