Eva Illouz : comment la modernité bouleverse nos émotions

Le panorama de nos émotions

Pour Sigmund Freud, nos pulsions et leur répression sous-tendaient le malaise sociétal. Eva Illouz inverse le propos : notre malaise intérieur n’est pas seulement d’origine psychologique, il dépasse les individus, les bouleversements sociétaux actuels modifiant en profondeur nos émotions.
L’auteure commence l’essai par l’espoir. Depuis les « Lumières », l’espérance a été un moteur politique puissant et émancipateur. L’amour n’est plus aussi transgressif que dans les sociétés traditionnelles. Le sentiment amoureux est devenu complexe avec une place croissante donnée à l’intelligence émotionnelle et la compatibilité psychologique. Elle évoque la déception, « cette porte d’entrée dans la souffrance » et la nostalgie qui cherche à restaurer le passé, conduisant à des politiques conservatrices. Nos émotions peuvent avoir une face positive et une face sombre. Ainsi la colère peut être la pulsion réparatrice d’une injustice, mais elle peut dériver vers une vengeance criminelle. La fierté est nécessaire à l’estime de soi et à la vie démocratique, mais elle peut générer domination, exclusion ou haine de l’autre. Certaines émotions sont « explosives » pouvant détruire l’individu ou la société. Ainsi, l’envie a été déterminante dans l’éclosion de l’antisémitisme allemand et une jalousie possessive est à l’origine de beaucoup des violences faites aux femmes.

La sociologie à la rencontre de la littérature

« Explosive modernité » est un livre majeur. La richesse du propos, la clarté du style, sa lecture aisée, en font un ouvrage aux dimensions pédagogiques remarquables. Un livre à mettre entre toutes les mains !
La littérature est un lieu d’apprentissage de nos émotions et pour Eva Illouz « les romans sont  notre grammaire émotionnelle ». Les nombreuses références littéraires sont l’un des mérites de cet essai, elles donnent à l’analyse sociologique une humanité, une sensibilité inhabituelles, elles nous permettent de comprendre avec notre cœur ! Le lecteur appréciera la finesse de l’étude de la personnalité d’Emma Bovary, il comprendra les ressorts de sa déception à la fois amoureuse et sociale. La nostalgie, comme perte du sentiment d’appartenance, est illustrée de manière spectaculaire par La Métamorphose de Franz Kafka.
La sociologue peut devenir militante lorsqu’elle évoque la récupération politique de la peur ou du sentiment de perte. Elle condamne la conception patriarcale et possessive du couple qui peut rendre l’intimité « explosive ». Elle devient psychologue lorsqu’elle analyse en détails les mécanismes et les formes que peuvent prendre le déni.
Eva Illouz termine par une question : que signifie l’échec d’une vie ? Ne serait ce pas l’incompréhension de sa vie ? Il faut donc laisser parler sa voix intérieure pour mieux saisir nos émotions. Elle plaide pour une intelligence émotionnelle qui nous permette d’avoir une prise sur notre vie personnelle et sociale. Et la lecture de ce bel essai devrait y contribuer.