Comme après une bombe est une courte pièce de théâtre signée Marion Stenton pour cinq interprètes. Le texte ne cache pas ses ambitions à la fois théâtrales et stylistiques, en abordant notamment la question des violences intra-familiales.
Depuis 1981, les éditions Théâtrales proposent des textes de théâtre dont certains auteurs sont nationalement, voire internationalement reconnus : Xavier Durringer, Angélica Liddell, Philippe Minyana… Comme après une tombe occupe une place particulière dans le répertoire de la maison d’édition, puisqu’il est édité en partenariat avec le Collectif Lyncéus. Depuis 2014, le Lyncéus Festival invite des auteurs et des autrices en résidence à Binic-Étables-sur-Mer (non loin de Saint-Brieuc) pour écrire une pièce de théâtre qui « se propose de rêver à un développement du réel ». Cette pièce est ensuite jouée en public, comme ce fut le cas de Comme après une bombe, présenté pour la dixième édition du Lyncéus Festival en juillet 2024. Avec pour thème de cette dernière édition : l’héritage.
Lorsque le rideau se lève, une jeune femme, la Fille, « traîne avec peine un lourd chariot débordant d’objets, comme une maison qu’on viendrait de vider ». Une sans domicile fixe ? Un déménagement improvisé avec les moyens du bord ? La réponse arrivera quelques tirades plus loin, Marion Stenton délimitant d’abord son cadre spatial. La Fille s’occupe à dépeindre ce qu’elle trouve autour d’elle via une description très poétique de la forêt, insistant sur les oiseaux, les animaux et les végétaux (« Et serpents, serpents, serpents, glissant d’entre les racines des arbres d‘un monde plus ancien que nous. »).
Après cette introduction bucolique, rupture. La dramaturge dévoile l’énigme de la Fille : cette dernière transporte dans ses sacs les cadavres du Père, de la Grande sœur et de la Petite sœur qu’elle a assassinés. En forêt, elle cherche à leur offrir une sépulture. La plongée immédiate dans la tragédie ne peut que nous faire penser à Antigone, prête à tout pour enterrer son frère Polynice, au risque de provoquer le courroux de son oncle Créon. Si Marion Stenton se souvient de Sophocle et d’Anouilh (« Je vous enterre. Vous aurez cette dernière dignité d’une mort sans pardon », pourrait dire Antigone), elle ne trace pas moins sa voie personnelle. De plus en plus rageuse (la dramaturge glissant quelques didascalies pour guider le jeu de la Fille), la Fille décharge sa haine sur ceux qu’elle a tués, certaine de la légitimité de son abominable acte : « Ils sont morts imbéciles et même morts leurs faces se bouffissent encore des secrets qui ont pieusement promené la gangrène d’un nerf à l’autre ».
Les phrases de ce monologue d’ouverture sont longues, étirées, comme si la Fille cherchait à déverser toute sa rancœur et ses idées. Elle s’arrête à un moment pour prononcer une prière, sans y croire pour autant. L’introduction est forte, elle donne le ton.
La pièce surprend d’un coup par l’apparition d’un nouveau personnage, et pas n’importe lequel : le Père se matérialise face à sa fille qui refuse cette épiphanie (« Tais-toi. Tu es mort. »). Tel le père de Hamlet apparaissant à son fils, le Père de Comme après une bombe inaugure une réunion de fantômes. À partir de là, Marion Stenton désamorce la tension qu’elle avait installée en faisant dialoguer tour à tour le père et la fille. Les répliques sont courtes, comme si le temps de chacun était compté. Et ce qui surprend avant tout dans ces échanges, c’est le côté détendu du Père – celui-ci cherche à tout prix à fumer, à rigoler, ou encore à apostropher sa fille de façon familière (« Tu as tué tes sœurs aussi. Ton père et tes sœurs. Mine de rien, minouche. »).
La réunion familiale continue avec les apparitions de la Grande sœur et de la Petite sœur. Les règlements de compte grandissent, les questions fusent : « Sais-tu au moins quels trésors tu enterres avec nous ? ». La tension est palpable et la dramaturge a le talent pour construire une atmosphère difficilement soutenable qu’elle désamorce de temps à autre avec de l’humour ou les remarques hors de propos du père (« Votre mère adore les marguerites. On n’en fait pas pousser dans le jardin. On devrait. »).
La pièce prend une dernière dimension surprenante avec l’apparition de la mère, morte elle aussi, mais de maladie. Tout au long des échanges, par des accélérations, des interrogations sans réponses, des ruptures de ton, Marion Stenton a su faire monter le suspens afin que son public n’attende qu’une chose : les révélations de la mère qui pourraient expliquer le geste assassin de la Fille. Pour ce faire, la dramaturge introduit une nouvelle forme littéraire : une lettre. Celle-ci, lue par la Fille, accumule les confessions. Inutile de dévoiler ici la teneur des propos, révélons seulement qu’un acte commis au sein de la cellule familiale semble avoir entraîné des conséquences disproportionnées. Les membres de la famille sont condamnés « par un mal plus ancien. Car la plaie suinte, de génération en génération. » On comprend alors rétrospectivement pourquoi la fille a assassiné son père et ses deux sœurs pour « que finisse, que finisse, la progression peau à peau du malheur » car elle « pensai[t] qu’après ce massacre, il ne pouvait y avoir que la paix ».
Comme après une bombe se révèle être d’une grande richesse thématique et stylistique. Avec pour thème « l’héritage », Marion Stenton développe ici une pièce qui fait écho à la famille des Atrides, cette lignée grecque marquée par la tragédie et le chagrin « prévu par les siècles. Prévu par le sang. Prévu dans les os ». Le champ lexical de la transmission et de l’héritage revient régulièrement, sans aucune lourdeur. La langue se fait tour à tour à tour violente et suppliante, la poésie alternant avec des considérations très factuelles. Les qualités de Comme après une bombe ne peuvent que donner envie de voir le texte prendre vie sur scène.
Comme après une bombe, Marion Stenton, Éditions Théâtrales, Lyncéus Festival, 54 pages, 10 euros
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