« I lift my lamp beside the golden door », écrivait Emma Lazarus dans « The New Colossus ». Gravé depuis sur la statue de la liberté, son sonnet a donné son nom au Prix de la porte dorée, qui récompense chaque année un roman et une BD abordant l’exil, l’immigration, les identités plurielles. Cette année, les lauréats investissent les territoires de l’enfance.
Sur les notes électroniques et bourdonnantes du synthé, le musicien Thibauld Labey lamente une voix aiguë, évoquant en douceur les expérimentations de Frusciante et les déchirements de Jeff Buckley. David Sala, lauréat du prix BD 2023, est assis à sa table de travail. Il ouvre la cérémonie en peignant finement le regard porté sur l’enfant que nous étions, avant de le colorer de pastels frénétiques. La performance en duo évoque l’œil éperdu de l’artiste, de l’adulte, sur ses jeunes années et la centralité de celles-ci.
Le Palais de la Porte Dorée, où se trouve le Musée national d’immigration, affirme sa volonté d’être un lieu de rencontre pour différentes pratiques culturelles, comme autant de voies pour parler des immigrations autrement. Constance Rivière, directrice du Palais, rappelle à cette occasion combien elles sont importantes dans un contexte qui les diabolise. Simultanée à l’ouverture du festival de Cannes, retour sur une cérémonie discrète et remarquable.
Cette année, le versant littéraire du prix est partagé ex aequo entre Seynabou Sonko, pour Djinns, et Elise Goldberg, pour Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie. Charles Berberian a remporté le prix BD pour Une éducation orientale. Le récit de l’enfance est commun aux trois lauréats. Parce que le traitement contemporain des migrations est souvent celui de l’altérité, les auteurs reviennent aux origines. À la recherche de la cause première. Evidemment, celle-ci ne se trouve pas dans leurs histoires…
Charles Berberian trace l’itinéraire du passé : il est né à Bagdad d’un père arménien et d’une mère grecque, et a vécu une partie de sa jeunesse au Liban. Ses précédents ouvrages, Le journal d’Henriette et Monsieur Jean, ont déjà été remarqués, notamment par Angoulême. Une éducation orientale reconstitue son histoire familiale et ses souvenirs personnels. Avec humour, il rend hommage à ses parents lors de la réception du prix, imaginant leurs mots : « Bravo mon fils, mais je ne comprends pas, pourquoi un prix sur l’immigration, nous ne sommes pas des étrangers? » Allusion aux solutions individuelles adoptées par les migrants et leurs descendants pour pallier un système de représentation discriminant, Berberian restitue son expérience d’enfant avec richesse, tout en restant l’adulte lucide qui « appartient à une lignée de personnes qui ont vécu des moments difficiles », et dont l’identité n’a pas été, ne saurait être celle étanche du « Français universel ». Aujourd’hui, il est où il a toujours voulu être, dans un pays où la BD a toute sa place. Et il le lui rend bien.
Seynabou Sonko répond à la question irrésolue lancée par Berberian à propos de sa nomination, celle du « Pourquoi moi ? ». « Parce que je suis la fille de mon père », dit-elle, attribuant l’écrivaine lauréate à l’enfant. Née à Paris en 1993, Sonko est franco-sénégalaise. Son premier roman voyage entre le cabinet d’une guérisseuse dans le 10e arrondissement, la forêt de Fontainebleau, le Congo et le Sénégal. L’autrice joue sur les registres de langue, entre les langues elles-mêmes. L’enfant de Djinns, c’est celle à qui une dame blanche demande, parmi tous les passagers d’un bus au fond duquel elle se trouve, de lui céder sa place. C’est l’enfant en colère qui parle à son jean, blanc, et qui au lieu de demander des comptes à cette femme, de refuser, de céder, de pleurer, répond « Ba da boum » . Tout aussi brève était sa phrase de conclusion, empruntée au rappeur Zamdane lors de sa victoire au des Flammes : « merci l’immigration ».
L’extrait d’une femme blanche en conversation avec une petite fille noire elle même en conversation avec son jean blanc, Elise Goldberg l’a choisi. Les deux romancières se lisent l’une l’autre. Lauréate ex-aequo et amie de Seynabou Sonko, qu’elle a rencontrée en Master de création littéraire, elle ouvre son discours en partageant les deuils de Berberian et Sonko. L’enfance apparaît aussi en négatif du deuil. Dans Tout le monde n’a pas la chance d’aimer la carpe farcie, les métaphores culinaires de la Pologne ashkénaze amènent les questions générationnelles de transmission des traumas. L’extrait lu par Sonko, parsemé de termes yiddish, décrit « un monde révolu, à Varsovie ». Pourtant à l’issue de cette cérémonie, les héritages semblent résolument ouverts et mouvants devant nos yeux émus. Surtout lorsque Berbérian entonne le refrain de « Cheek to cheek », en hommage à sa mère. Comme Emma Lazarus, de leur lumière, ils ont éclairé la Porte dorée.
Crédits photographiques © Prune Fargetton