Spécialiste de Giono, Genet et Robbe-Grillet à qui elle avait dédié son premier livre Mon grand écrivain en 2009, Emmanuelle Lambert revient sur ses années 1990 à l’IMEC et à la rencontre du « pape du Nouveau Roman » et de sa femme, Catherine. Un texte plein d’humour et d’autodérision qui en dit long sur une époque qui semble déjà lointaine…
Une jeune thésarde venue d’un milieu peu intellectuel « monte à Paris » et après sa thèse, trouve et de la matière pour sa recherche et un travail à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) qui vient de se créer. Elle se retrouve en charge des archives du grand auteur du Nouveau Roman, Alain Robe-Grillet. Ainsi que d’une exposition. L’auteur des Gommes a quatre-vingt ans, un sens de l’humour intact et réside dans un château en Normandie. Il est plongé dans l’écriture d’un nouveau livre, tandis que sa femme, Catherine, est la gardienne du temple – et aussi l’organisatrice de très célèbres sessions de SM. La jeune intellectuelle provinciale un peu gourde slalome avec empathie et intelligence dans ce milieu ultra-sophistiqué et pervers… Sans jamais perdre le nord, son bon sens et, surtout, son goût de la littérature.
Avec rythme et entrain, Emmanuelle Lambert se met en scène en jeune femme gauche et intègre dans un univers un peu pervers et très paumé. Ce faisant, elle promène son miroir d’auteur le long du chemin de la sexualité et du rapport entre les sexes, dans un temps où le genre existait à peine et où les jeunes femmes comme elles pouvaient se faire dévorer et abuser… ou prendre le parti d’observer la comédie humaine se jouant devant elles et esquiver les abus de pouvoir avec le sourire. Une position injuste et dépassée, même quand on a la chance d’éviter les drames, plaide la jeune femme devenue auteure elle-même. Maintenant que les femmes se sont mises à « l’ouvrir », tout a changé, surtout l’impunité. Reste la littérature, la vraie, et le statut d’écrivain qui pourrait bien se passer d’un dernier livre malgré la licence littéraire, si celui-ci n’est que fantasme patriarcal et lourd de petits filles violées dont retrouve les chaussures bleues de pantin au bord du chemin. Angélique s’est mise à parler et une nouvelle page s’est ouverte.
« ‘On ne peut rien dire’ est une phrase qu’on dit beaucoup depuis que les femmes ont commencé à l’ouvrir. Non à parler en tête à tête, en petit comité, en réunion dans des endroits autorisés, à s’épuiser à parler quand personne, au fond, ne voulait entendre, non. Non à parler, mais à l’ouvrir, au beau milieu des années 2010, en nombre, par ricochets ou par répliques sismiques de mots carambolés sur les réseaux sociaux. ce patchwork a couvert l’espace public, donnant corps à une abstraction, la récurrence incalculable, débordante, des violences sexuelles. Une évidence est alors apparue. Il y avait autant d’abus pour une raison simple, qui était qu’on pouvait les commettre. Qu’on y était autorisé, légitime, sinon encouragé. C’est un système courant sur plusieurs générations, sur plusieurs continents. Les premières victimes sont les femmes. Avec elles, les enfants, victimes d’une pédocriminalité qui prend souvent, dans des proportions vertigineuses, la forme de l’inceste. Lorsqu’on dit qu’on ne peut plus rien dire, peut-être croit-on sincèrement que cet accès nouveau à une parole qu’on ne peut plus ignorer, cette déchirure au cœur du silence, se sont faits sur le dos de la liberté d’expression. Qu’on ne peut plus rien dire parce que d’autres parlent. Comme s’il y avait un quota de parole publique disponible » p. 140.
Emmanuelle Lambert, Aucun respect, Stock, 2024, 225 p., sortie le 21/08/2024, 20 euros.
Visuel : © couverture du livre