Dans un texte tout à la fois critique et autobiographique, l’écrivaine et sociologue lance un appel à la reconnaissance de la totalité de la question animale.
Où sont les animaux dans notre vie ? Quand on habite, comme moi en ville, les animaux ne sont que dans les parcs, promenés à bout de laisse par leurs « maîtres ». Ils ne sont que des moustiques se faufilant dans nos chambres à la nuit tombée, que des guêpes interrompant un verre entre amies, que des rats ou des punaises de lit faisant craindre à une invasion. Un que qui, en ville plus qu’ailleurs, laisse entendre que les animaux seraient intrinsèquement différents mais, surtout, indéniablement inférieurs. Si inférieurs que nous pourrions légitimement les considérer comme des choses, en se préoccupant seulement qu’ils ne perturbent pas notre jogging matinal ou notre discussion amicale. Sans nous préoccuper de ce que cela leur fait d’être traités ainsi et, en retour, de ce que cela finit par nous faire à nous de les traiter ainsi…
C’est précisément ces logiques de domination que Kaoutar Harchi entend bien détricoter dans son dernier essai. Ainsi l’animal et nous s’ouvre sur un accident tragique. Des morsures de chien pour tirer le fil rouge d’une réflexion qui, de l’industrie agroalimentaire à la Shoah, en passant par l’esclavage, l’islamophobie, la condition féminine ou la lutte des classes, donne à voir le processus intellectuel et matériel d’une déshumanisation répétée des populations. Si aujourd’hui, nombreuses sont les personnes à s’indigner de la souffrance infligée aux animaux, Kaoutar Harchi n’y va pas avec le dos de la cuillère. Elle démontre, au contraire, combien le monde occidental a intérêt de voir cette souffrance animale se perpétuer. « Car en faisant souffrir, ce monde occidental établit et rétablit continûment la frontière des terres, des ciels, des mers. »
Éminemment politique et terriblement percutant, l’essai de la sociologue et écrivaine vaut d’autant plus la lecture qu’il est servi par une écriture singulière – qu’on ne lui connaissait pas – presque hypnotique. Et l’on comprend pourquoi Kaoutar Harchi a pris soin d’affûter et de sertir sa langue. C’est sans doute pour mieux rompre l’emprise de la bestialisation. Car, par-delà les métaphores animales et spécistes, la littérature s’est faite complice de ce carnage. « Les hommes, écrit Kaoutar Harchi, ne surent raconter que peu d’histoires qui, souillant l’image des femmes, ne dussent pas d’abord souiller l’image des animaux. La littérature fut une voie d’érection du bestiaire patriarcal, une voie profonde, pérenne, qui contribua selon la force des symboles et des croyances à engager et à reconduire l’animalisation des femmes. » D’où, l’urgence d’inventer une autre langue et de nouveaux récits qui réfuteraient les dominations de genre, de classe, de race… et d’espèce. Car, « comment nous rêver libres si les animaux, eux, ne le sont pas ? Comment être humain si cette humanité est le corollaire de l’animalité ? ».
Kaoutar Harchi, Ainsi l’animal et nous, sortie le 4 septembre 2024, Paris, Actes Sud, 320p., 22,50 euros.
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