« Voir la mer » : une exposition organique entre engagement politique et art visuel

Quand la mer brûle, les artistes allient leur regard poétique et leur engagement pour tenter d’éveiller les consciences. C’est le pari que fait le Maif Social club, lieu culturel situé au cœur du Marais, en réunissant 14 artistes très différent·es. Chacun·e apporte sa vision singulière sur l’écosystème marin.

Il paraît que « Demain c’est loin » si l’on en croit le célèbre titre de l’album du collectif musical à la plume affutée, IAm. Pas tellement selon les climatologues. A l’échelle planétaire, dix années s’écoulent comme dix minutes. Dix années c’est beaucoup à nos yeux, mais très peu au regard de l’urgence climatique. C’est le temps qu’il reste pour agir et pour éviter que le réchauffement dépasse des seuils critiques (+1,5 °C).

Une vaste étendue bleue dont la vie de notre planète dépend. Les océans et les mers ont inspiré de nombreuses œuvres au cours de l’histoire. Les secrets que les eaux renferment, le vertige qu’elles procurent, l’immensité, les vies qu’elles prennent ou rejettent. Ici, le Maif Social Club propose une balade saisissante, où l’on s’émeut, où l’on rit jaune, mais d’où l’on ressort quelque peu transformé par la force et la beauté des œuvres.

Des œuvres pour éveiller les consciences

À travers l’installation de ces quatorze œuvres, le Maif Social Club propose un voyage sensoriel et politique. Des œuvres sarcastiques d’Ana Mendes, de Rémi Lécussan ou du collectif Hypercomf, aux créations émouvantes d’Émeric Lhuisset et d’Adélaïde Feriot, chaque pièce mêle sensations et engagement pour éveiller les consciences.

Charlotte Gautier van Tour, avec Aérobies, le souffle de l’eau, interroge nos origines et la prolifération des cyanobactéries, premiers producteurs d’oxygène sur Terre. Elsa Guillaume, dans Hieronymus, fait surgir les créatures abyssales jusque-là invisibles, presque familières, donnant corps à un monde sous-marin mystérieux. L’ONG Bloom, dirigée par Claire Nouvian, rappelle que 90 % des espèces marines restent encore inconnues, soulignant l’importance cruciale de la conservation des fonds marins.

Certaines œuvres confrontent le spectateur à la dualité humaine : Ocean is Future du duo Latent Community illustre les effets désastreux de l’exploitation minière dans les grands fonds marins autorisée par Donald Trump. L’œuvre Sans titre de Rémi Lécussan et Cigarettes and light for a mismeasured organism (Cigarettes allumées pour organismes mal définis) du collectif Hypercomf, mettent en scène la pollution plastique et les mégots sur les plages — des œuvres certes ludiques et percutantes, mais qui s’éloignent un peu de la dimension émotionnelle et poétique qui traverse l’exposition.

La justice sociale indissociable de la justice environnementale

Le regard des artistes ne se limite pas à la nature. Carla Gueye, avec Corps immergés, explore le lien intime entre les femmes et les mangroves dans un village sénégalais où l’ostréiculture est fragilisée par le réchauffement climatique. La sculpture, entourée de tissu teint en bleu indigo, évoque la femme-totem des Antilles, Potomitan, et plonge le public dans l’intimité de vies suspendues entre résistance et renaissance.

Ana Mendes, à travers sa Salmon Pantone Collection, dénonce, en un dressing fort chic, l’élevage industriel du saumon et la logique capitaliste de l’industrie agroalimentaire. Une œuvre sarcastique, dont le ton tranché, presque didactique, dénote quelque peu avec l’émotion plus diffuse et poétique qui caractérise le reste de l’exposition.

Les photographies d’Émeric Lhuisset, dans L’Autre Rive, humanisent les personnes réfugiées, brisant les clichés médiatiques et révélant un quotidien souvent ignoré. Malgré sa portée sociale forte, l’œuvre suscite une émotion plus lente, presque silencieuse : sans explication préalable, le public s’interroge, avant d’être saisi par la profondeur du message.

Matthieu Lorry Dupuy, avec Littéral, confronte le spectateur à un paysage de vacances en demi-teinte, où le sel brut et les déchets plastiques interrogent notre rapport à la mer. Par sa teinte saline, sa matière granuleuse et sa taille humaine, l’œuvre saisit immédiatement. Ici, l’art devient témoignage, mais aussi appel à la justice — sociale autant qu’écologique.

Une palette de bleu infinie

Le bleu, omniprésent, relie toutes ces œuvres : du bleu indigo de Carla Gueye au cyan profond d’Émeric Lhuisset, il devient symbole de la mémoire, du lien et de la résistance.

Adélaïde Feriot, dans Immense l’aube appelée mer, transforme l’espace en immersion totale : voilages de velours de coton et minéraux composent une fresque monumentale où le vert des algues, le rose des coraux et le blanc des coquillages dialoguent avec le bleu dominant. Le public est invité à se saisir de cette immensité, oscillant entre contemplation et conscience écologique.

Jacques Perconte, dans Mære/Mer, filme la confrontation entre industrialisation et nature, entre agitation des vagues et transformations environnementales, offrant un poème visuel où technologie et mer se rencontrent.

Duke Riley, quant à lui, compose Over the Wide and Plastic Sea comme une mosaïque chatoyante : coquillages, plastiques et fragments marins s’unissent en une palette subtile, du blanc nacré au bleu profond, en passant par le rose corail. Derrière la beauté apparente, la couleur devient un leurre : elle dissimule la pollution, la dégradation, la trace humaine qui altère le vivant.

L’exposition Voir la mer, jusqu’au 25 juillet 2026, offre une expérience déroutante et émouvante. Six mois pour éveiller les consciences à travers la poésie visuelle de quatorze artistes, de la sculpture à la photographie. Entre abysse et surface, bleu indigo et bleu océan, un fil conducteur immerge le public dans les secrets des eaux, constituant à la fois paysage terrestre et miroir de notre rapport à la planète.

Une plongée en sensations dans l’univers poétique et engagé de ces artistes, où la beauté se mêle à la lucidité, et où l’art, loin d’adoucir la réalité, nous la rend plus visible.