Vies et craquelures, prix de la photo sociale 2025 à la galerie du Château d’Eau

Précaire : dont l’avenir, la durée, la stabilité ne sont pas assurés. Précarités comme autant de traces passées et à venir difficiles à concilier, à comprendre, comme autant d’êtres à la dérive dans leur quotidien, de personnes qu’on approche avec peine, qu’on n’a pas l’assurance de bien voir, de bien connaître. Et pourtant.

Le prix de la photo sociale est une initiative menée depuis 2020 pour soutenir la photographie engagée dans une lutte contre la pauvreté, à l’heure où cette dernière touche près de 9 millions de personnes en France. L’action vise à rétablir un lien avec les victimes de cet état, et espère influencer les politiques publiques pour une meilleure prise en charge de ces questions. En 2025, le prix prend un nouvel essor et s’élargit pour viser plus de visibilité encore et un changement durable pour les causes qu’il défend.

Trois photographes ont été sélectionnés pour cette cinquième édition du prix de la photographie sociale en vertu de leur travail sur la représentation de ces figures distantes et si proches ; Marion Gronier, Céline Villegas et Morgan Fache. Chacun à leur manière, ces artistes cherchent la meilleure approche pour ouvrir la voie aux corps et vies de ceux qu’ils représentent.

L’exposition se déroule dans le boyau de la galerie, subdivisé en trois succursales qui exposent séparément une sélection de tirages de chacun des finalistes, en lien avec le prix.

Marion Gronier

Lors des premiers pas, nous rencontrerons d’abord la lauréate du prix, Marion Gronier. Sa série Quelque chose comme une araignée est exposée à nu sur le mur, sans cadres, sur papier très fin ; le choix de ce médium est d’autant plus pertinent que la photographe s’intéresse aux patients d’instituts psychiatriques au Sénégal et en France. Non sans souligner discrètement les inégalités de traitement entre les deux pays, la représentation s’axera surtout sur les angles, la distorsion et la rigidité. Les membres se tordent, bien sûr, leur fluidité peinée par la volonté d’arracher à la carcasse quelque chose de mouvant de grande envergure ; mais les angles demeurent, les murs sont inébranlables et les motifs sur les habits résolument fixes. L’autre est considéré en son inadéquation à son milieu, en sa fragilité ; déformé par les torsions que l’esprit lui impose, qu’elles soient spectaculaires ou simples courbure du dos sous le poids d’une douleur invisible. On distingue difficilement le visage, brouillé par une secousse, caché par un drapé, échappant toujours à l’œil de l’objectif, comme si sa vérité se refusait à nous. La démarche cherche peut-être à questionner l’essence taboue des maladies mentales, qui entraînent souvent des stigmatisations et mises au ban de la société ; par le caractère vétuste des murs et des suaires dont ils se drapent, les déchirures qui les zèbrent, on ressent la détresse des individus et la détresse dans laquelle ils se trouvent plongés. Cependant le choix de plusieurs épisodes de crise, la mise en scène qui ne laisse place quasiment qu’au sujet et le traitement en noir et blanc très contrasté laissent un arrière-goût de voyeurisme, de spectacle ; le besoin de montrer prime sur celui de démontrer, et ces premiers clichés dérangent plus pour l’œil de la photographe que pour ce qu’ils cherchent à atteindre, par ailleurs tout à fait légitimement. Une installation sonore appuie et contre cette lecture ; au centre de la pièce, encerclé par les clichés disposés irrégulièrement, une cloche aérienne produit une douche de témoignages divers et désordonnés, laissés là par combien de voix, qui rendent quelques éléments quotidiens des patients, quelques épreuves à travers lesquelles ils ont dû se débattre. Comme le soulignera justement l’artiste, « personne ne voulait être photographié mais tout le monde acceptait de parler ».

Première question que me laissent alors ces clichés ; comment connaître assez ? Comment approcher justement ? Pourquoi cette peur de soi, comme si l’on trouvait dans notre reflet la brisure qui nous dépossède, autant de portraits de Dorian Gray que nous devrons dissimuler sous les drapés, les suaires résolument fixes aux rayures géométriques ? Comment la dépasser, vaincre ce démon que nous renvoie l’image, tuer celui qu’on caresse sur le papier glacé ? Il semblerait qu’un pas de plus à effectuer dans cette direction, dans l’intérêt des personnes qu’on entend représenter, sans doute n’aurait pas été superflu.

Céline Villegas

La seconde partie occupe l’angle du boyau et déborde sur le dernier virage ; nous y retrouvons les clichés de Céline Villegas. Attachée à dire la précarité par un biais novateur, la photographe se tourne vers les bains publics parisiens, et cherche à trouver dans « ce qui nous semble le plus basique dans nos vies, se laver les mains, les dents, prendre une douche ou même aller aux toilettes » une manière très originale et intime d’approcher des populations et catégories sociales précaires. On ressent d’abord la réticence des sujets, l’immense difficulté pour ces gens de se laisser capturer ; on ne voit jamais un visage, les peaux se refusent à l’objectif, souvent enterrées sous des vêtements amples ou couvertures de survie qui coupent complètement avec l’atmosphère pastel et lisse de ces institutions publiques. Fantômes engoncés dans leurs draps, ils ne savent plus comment retrouver corps et forme humaine malgré le contexte qui les y pousse. Des bains habillés donc, des dos couverts dans la vapeur ou des chaussures sur carrelage mouillé ; l’un des clichés parvient à la porte des douches, suivant un jeune homme dont on ne voit que les larges épaules dénudées. Se cristallise à mon sens toute la beauté et l’infinie difficulté de l’entreprise dans la chair lisse encore, dans le visage rivé vers le sol qu’on cherche désespérément à rencontrer. Cette sélection, issue de la série Les Bains-douches (Nos oasis) fait preuve d’un remarquable sens de l’esthétique, d’une maîtrise adroite du décalage entre la réalité crue et très violente du quotidien des marginaux et celle polissée des couloirs, la géométrie indéfectible des vestiaires. Une porte fraîchement repeinte en jaune qu’on a laissé entrouverte, en estimant que l’encarté ‘entrée interdite’ dissuaderait. Malgré une surreprésentation masculine dans ces lieux, l’artiste cherche à témoigner de la présence de quelques femmes, malheureusement victimes de violences en ces murs, dans de nombreux cas ; on retrouvera une mère coiffant sa fille, sa tresse coupant transversalement le carreau trop net.

Morgan Fache

Finalement, nous débouchons sur les clichés de Morgan Fache, dernier finaliste mais grand gagnant de mon cœur. Dans l’ombre d’une île retrace les destins erratiques d’individus affectés par la crise du logement qui secoue actuellement la Réunion, décrit avec minutie leurs habitats et fait des lieux de vie des points de vue, touchants par la présence glaçante de l’absence qui les emplit. Parfois s’insère-t-elle jusque dans les corps que l’on retrouve à différents endroits, sujets évasifs ou affirmés. Fort d’un travail de longue haleine dans l’assistance sociale suivi de plus de dix ans de photographie du seul sujet réunionnais, d’un combat discontinu pour ouvrir le regard vers toutes les souffrances engendrées par un manque de considération de la métropole quant à ces conditions, le photographe est résolument proche des vies qu’il représente. Il a su trouver l’équilibre et s’approcher vraiment de celles et ceux que nous rencontrons, et nous pouvons trouver dans leurs regards la trace de tous les sévices qu’ils ont traversé, mais également des beautés passées et à venir, d’une forme de résilience dont ils font preuve chacun à sa manière. Un travail constant sur l’éclairage laisse ressortir avant tout les zones d’ombres des clichés, l’ensemble composant sorte de galerie caravagesque (l’une des images frappant même par sa similitude à un Christ flagellé du Titien) où le ténébrisme tisse finement les silhouettes et leur donne une quasi-majesté tragique. Pourtant, ce sont les parcours qui priment, ces intérieurs qui disent les vies, ces peaux qui en gardent les traces. La force immense des individus transparaît, la violence de leur condition nous saute à la gorge. Elle s’y love et y demeurera longtemps.

Morgan Fache

Ceci dit, je m’en voudrais de dévoiler de trop la qualité des filins qui soutiennent ces photographies. Je vous enjoint à vous rendre à la galerie du Château d’Eau, 58 allée Charles de Fitte jusqu’au 18 mai pour vous en faire votre idée. Le premier pas vers vous a été effectué, produisez le second et rencontrez ces destins parallèles qui vous sembleront vôtres en bien des points.