Depuis le 16 février et jusqu’au 5 janvier 2025, les Bassins des Lumières à Bordeaux présentent leur nouveau programme de mapping vidéo dédié aux peintres néerlandais du XVIIe au XIXe siècle. Cette élégante odyssée numérique rend hommage à Vermeer, Rembrandt, Van Gogh, ainsi qu’à Bloemaert, Avercamp et Steen, à travers la mise en avant de l’art de la lumière et le goût du portrait des peintres néerlandais.
Par Cédric Chaory
Au loin, enveloppée dans une musique dramatique, la silhouette d’un U-Boot entrant dans sa base sous-marine. Sur les murs des Bassins des Lumières, des projections de matelots de la Kriegsmarine s’affairant au combat. Fondu enchaîné ; le bruit et la fureur laissent place, dans une explosion de couleurs et de musiques allègres, à une succession de chefs-d’œuvre de la peinture. Voilà ce que proposent les Bassins des Lumières en guise d’introduction à sa nouvelle exposition De Vermeer à Van Gogh : les maîtres hollandais.
Plus grand centre d’art numérique immersif au monde ouvert en 2020 à Bordeaux dans la foulée du succès phénoménal, deux ans plus tôt, de l’Atelier des Lumières parisien, ce centre culturel est pensé comme le musée du XXIe siècle en faisant appel aux œuvres d’art et à la musique portées par la technologie numérique. Ses espaces – propriété de l’entreprise Culturespaces – entendent être « un grand pas pour la démocratisation culturelle en même temps que l’avenir de la diffusion de l’art parmi les générations futures » dixit Bruno Monnier, président-fondateur du groupe privé. Il y a de cela effectivement
Au fil des ans, Klimt, Klee, toute la clique des impressionnistes, pointillistes et autres fauvistes, Klein, les espagnols Dali-Gaudi-Sorolla ou encore Chagall ont réenchanté les 13 000 m2 de béton armé de la base sous-marine bordelaise pour le plus grand bonheur des spectateurs (car il s’agit bien là d’un spectacle qui est proposé). En 2022, 650 000 entrées furent comptabilisées.
On pourrait gloser à l’envi sur les bienfaits ou les travers de ce genre d’exposition immersive (bon nombre de détracteurs estiment que le flux constant d’images et de son sur des murs gigantesques empêche une appréciation contemplative d’œuvres, les transformant en un spectacle de divertissement sans contexte ni médiation culturelle, et que les manipulations numériques altèrent l’authenticité des œuvres.), force est de reconnaître que la toute nouvelle exposition des dits Bassins est une vraie réussite.
Composé des deux programmes De Vermeer à Van Gogh : les maîtres hollandais et Mondrian, l’architecte des couleurs, ce show sied parfaitement au lieu bordelais.
Le premier programme y trouve un écrin parfait via les quatre immenses bassins permettant de magnifier le thème du reflet, principale source d’inspiration de la peinture hollandaise, avec ses paysages de canaux et polders. On s’extasie ainsi devant les toiles des principaux maîtres du Siècle d’Or : Johannes Vermeer, Rembrandt, Pieter de Hooch ou Gabriel Metsu. Moult tableaux représentent là des vues de villes côtières ou des scènes navales. Les reflets des navires de guerre s’animent également dans les eaux de la base sous-marine, évoquant indirectement le passé de ce lieu, construit pendant la Seconde Guerre mondiale.
Le programme de 45 minutes n’en délaisse pas moins la terre ferme et passe en revue les façades iconiques des maisons des Pays-Bas avant d’immiscer l’audience dans l’intimité des maisons patriciennes popularisées par le maître en la matière : Johannes Vermeer. En format démesuré s’affichent La Dentellière ou La Laitière, toutes deux concentrées dans leur tâche quotidienne. À l’origine, les œuvres de Vermeer sont de modestes dimensions, en moyenne des 50cm sur 40. L’ordinaire et l’intime y sont légion. Avec cette exposition, on redécouvre ces peintures à la loupe. Est-ce alors trahir l’intention première de l’artiste ou au contraire rend-on là hommage à la touche Vermeer en la grossissant plus que de raison pour mieux l’appréhender ? La question mérite d’être posée.
Elle est vite balayée lors d’un autre face à face saisissant : celui avec l’iconique Jeune fille à la perle. Où l’on peut apprécier, en mode XXL, cette absence de contours tant utilisée par le Maître de Delft. Sa jeune fille, en effet, joue des frontières visuelles entre le fond sombre et le visage d’où semble émaner l’intense lumière.
Intense, la palette de Van Gogh l’est également. Là encore, les chefs-d’œuvre se succèdent en mode best of. On aimerait pouvoir prendre le temps de s’y plonger plus longuement : Auvers-sur-Oise, Les Tournesols, La nuit étoilée font exploser leurs jaunes vif et bleus nuit. Comme Rembrandt, Vincent Van Gogh s’est fréquemment pris lui-même pour modèle. Quelques-uns de ses 43 autoportraits illuminent la base sous-marine. Sans complaisance, l’artiste y sonde les vertiges d’une identité assurément anxieuse. Les teintes dominantes en sont les verts absinthe et turquoises clairs. En contrepoint : le roux feu de sa barbe et cheveux. On se délecte du geste énergique, hésitant entre aplats colorés et coups de pinceaux brusques déposés par couches épaisses et granuleuses.
Alors que la bande-son, omniprésente sur la totalité de l’exposition, jamais ne perturbe la déambulation, un titre interpelle au moment où s’offre à notre regard La Méridienne de Vincent : Feeling Good de Nina Simone. Le hit de l’impétueuse pianiste m’a semblé bien mal indiqué. Était-ce là une manière un brin appuyée de nous dire que le couple de paysans étendu sur sa dodue botte de foin appréciait sa sieste bien méritée ?
Le second et plus bref programme joué aux Bassins ce jour-là – Mondrian, l’architecte des couleurs – trouve lui aussi un cadre idéal dans les hauteurs de la base sous-marine. L’axe longitudinal des plans d’eau permet en effet une expérimentation des plus heureuses pour jouer avec les aplats de couleurs de Mondrian et de ses reflets.
À travers ce programme, on plonge dans les œuvres emblématiques du peintre abstrait, composées de grilles de couleurs primaires. On découvre également tout un pan méconnu du peintre d’Amersfoort, qui a rompu avec la peinture traditionnelle pour proposer une peinture visionnaire, pop art avant l’heure : le néoplasticisme.
Clin d’œil à l’inopinée Feeling Good de Miss Simone : la bande son qui rythme le voyage en terre Mondrian est constituée d’une œuvre du pianiste Sofiane Pamart et du jazzy Unsquare dance de Dave Brubeck.
Plaisir pour les yeux, régal pour les oreilles, Virginie Martin – directrice artistique de De Vermeer à Van Gogh – signe un vibrant programme, ode au génie des peintres du Nord à travers une véritable immersion dans une peinture authentique. Si rien ne pourra égaler le choc émotionnel de se retrouver, seul, face à la Vue de Delft au Mauritshuis de La Haye ou La Ronde de Nuit au Rijksmuseum d’Amsterdam cette invitation à découvrir les grands artistes de l’histoire de l’art et de la création contemporaine en mode show son et lumière, est incontestablement une expérience à éprouver.
Visuel : © Vincent Pinson