Avec Tokyo, naissance d’une ville moderne, la Maison de la culture du Japon à Paris propose cet hiver de se pencher une partie méconnue de l’estampe japonaise, le sôsaku hanga et le shin hanga, tout en se focalisant sur Tokyo dans la première partie du 20ème siècle. Une exposition aux œuvres rares et remplies d’histoire.
Au 20ème siècle, Tokyo a été détruite massivement à deux reprises : en 1923 lors du grand tremblement de terre du Kantô et pendant la seconde guerre mondiale, pilonnée par l’armée américaine. A chaque fois, la ville s’est reconstruite en se réinventant, toujours plus moderne, mais conservant en son cœur des espaces où vivent sa tradition. L’exposition se concentre autour des années 1920 et 1930 pour illustrer à la fois les évolutions urbaines et sociales et l’histoire de la gravure sur bois qui vivait ses dernières heures de gloire.
1868 marque un premier pas vers la transformation de Tokyo. La restauration Meiji impose la fin du système shogunal et le pays, rouvert depuis peu au monde, entame une course à la modernisation à l’occidentale afin de ne pas subir la colonisation qui s’étend dans les pays d’Asie. L’industrie se développe, l’architecture se tourne vers la brique et la culture occidentale modifie la vie des Japonais. Et les artistes sont là pour documenter l’époque, influencés par la photographie, la peinture à l’huile ou la lithographie venues d’Occident.
La gravure sur bois, qui a connu son apogée au XIXème siècle avec des maîtres tels qu’Hiroshige, Hokusai ou encore Utagawa Kuniyoshi, se trouve en prise aux mêmes problématiques que les arts figuratifs occidentaux face au développement de la photographie. Ainsi, au début du 20ème siècle, deux mouvements cherchant à sauvegarder l’estampe naissent, chacun avec une approche différente. D’un côté, le shin hanga (nouvelle estampe) conserve le système collaboratif artiste-graveur-imprimeur pour des œuvres aux traits fins, aux couleurs douces et à la technique maîtrisée. De l’autre, le sôsaku hanga (estampe créative) où l’artiste seul s’occupe de toutes les étapes de la gravure et produit des estampes aux traits épais et aux couleurs vives plus portées sur l’expressivité créative. Ces deux courants sont la plupart du temps présentés séparément, et cette exposition est une occasion rare d’avoir une vision globale de la gravure japonaise au début du 20ème siècle.
Avec une centaine d’œuvres issues des collections du Edo-Tokyo Museum (actuellement en travaux), le parcours nous offre à voir au travers des yeux des artistes les évolutions de la ville et de la société. Il est augmenté d’objets et de documents de l’époque tels que des plans, des photographies ou des vestiges du grand tremblement de terre et de ses incendies. La ville post 1923 se reconstruit en acier et en béton, de nouveaux ponts en pierre traversent le fleuve, le train et le tramway se développent et étendent les limites de Tokyo, qui finit par absorber les 82 bourgs et villages environnants pour former le « Grand Tokyo ». Si les ponts sont un motif populaire des estampes, les industries, comme les gazomètres rouges de Koizumi Kishio, donnent à voir des images surprenantes dans leur esthétisme.
Le mode de vie des habitants s’adapte à la transformation de la ville avec l’apparition des grands magasins, des cinémas, des stades et des cafés où se promènent les moga et mobo (modern girls et modern boys), guidés par les lumières électriques. De nombreuses représentations de la vie nocturne, telle que la Nuit de printemps à Ginza de Kasamatsu Shirô, nous montrent l’apprivoisement progressif de la nuit par des passants habillés aussi bien à l’occidentale qu’à la japonaise.
L’exposition fait la part belle à Kawase Hasui, enfant de Tokyo et grand représentant du shin hanga. Son œuvre ponctue les différentes sections de l’exposition, jusqu’à l’après-guerre où il reste l’un des derniers producteur d’estampes. Ses vues de Tokyo s’inspirent parfois des points de vue des grands maîtres de l’ukiyo-e, mais donnent souvent à voir des paysages urbains plus quotidiens où se superposent avec une touche de nostalgie des éléments modernes et d’autres traditionnels. De ce même mouvement, nous pouvons admirer les belles femmes d’Itô Shinsui, les vues urbaines nocturnes d’Inoue Yasuji ou encore les paysages de Kobayashi Kiyochika, imprégnés de ce sentiment d’impermanence si japonais.
Si le thème du sôsaku hanga avait été magnifiquement traité à la Fondation Custodia en 2018, il est rare de voir des estampes de cette période, et l’exposition nous montre des œuvres différentes que nous avons peu l’habitude de voir et d’associer à l’estampe japonaise. Les œuvres au style très épuré et géométrique de Kawakami Sumio, ou la superposition de blocs de couleurs où les contours s’estompent de Fujimori Shizuo par exemple montrent un lien avec les mouvements abstraits qui se développaient à cette époque, tout en restant fidèle à l’essence de l’estampe japonaise.
L’exposition Tokyo, naissance d’une ville moderne nous offre la possibilité de découvrir, entre nostalgie des paysages de l’ukiyo-e et admiration du tourbillon de modernité, des œuvres qui marquent également une certaine fin de la tradition de la gravure japonaise dans une grande envolée créative. Un visage méconnu du Japon à ne pas manquer.
Tokyo, naissance d’une ville moderne
Du 06 novembre 2024 au 1er février 2025
Maison de la culture du Japon à Paris
Visuels :
1- Cent vues du Grand Tokyo à l’ère Shôwa : Les gazomètres de Senju, Koizumi Kishio, 1930, gravure sur bois, 28 x 36,9 cm
2- Le pont Nihonbashi à l’aube, Kawase Hasui, 1940, gravure sur bois, 36,4 x 24 cm
3- Douze vues du Grand Tokyo : Mai – Ginza la nuit (arrondissement de Kyôbashi), Fujimori Shizuo,
1933, gravure sur bois, 31,4 x 24,7 cm
4- Cent vues du nouveau Tokyo : Le quartier de Hyakkendana à Shibuya, Maekawa Senpan, 1929, gravure sur bois, 24,4 x 17 cm
5- Quatre femmes : Automne, Yamakawa Shûhô, 1927, gravure sur bois, 36,4 x 24 cm