L’Abbaye de Maubuisson propose encore une fois un thème surprenant pour sa nouvelle exposition collective : la sentience. Une expérience qui nous reconnecte à nos sens.
Pour chaque nouvelle exposition, l’Abbaye de Maubuisson part d’un élément de son histoire, qui remonte au XIIIème siècle, pour en tirer une réflexion actuelle. Cette année, le point de départ est une série de coquemars, petits pots en terre cuite percés servant de brûle-parfum avec fumigation, trouvés dans la tombe de Jean de Pontoise pendant les fouilles du site. Ainsi naît l’idée de suivre les volutes de l’encens et les fantômes du parfum dans une exposition qui nous ramènerait à notre état d’être sentient, qui perçoit le monde par ses sens et ses émotions.
Pour mener cette exploration du parfum, la directrice de l’Abbaye Marie Ménestrier a fait appel à une spécialiste de la couleur japonaise, Sumiko Oé-Gottini. Pourquoi ce choix étonnant ? L’une des explications se trouve dans l’étymologie du verbe « sentir l’odeur » en japonais qui traduirait l’idée de « sentir la profusion de la beauté de la couleur dans le paysage ». L’un des trois arts traditionnels japonais avec l’art des fleurs (kadô) et l’art du thé (chadô), le kôdô, l’art du parfum, se pratique depuis le XVème siècle dans des cérémonies très codifiées où l’on « écoute » le parfum. Par cette approche, les limites établies dans nos différentes perceptions commencent à bouger.
La couleur est associée à la vue, le son à l’ouïe, le parfum à l’odorat, les saveurs au goût, et depuis le siècle des Lumières, la science continue à diviser et subdiviser pour mieux étudier. Mais ce processus a créé des frontières souvent trop rigides entre les différentes classifications, nous faisant parfois ignorer des liens entre les cases que la raison a forgées qu’inconsciemment nous ressentons. Si nous connaissons tous l’exemple de la madeleine de Proust, celui du Covid est encore frais dans nos mémoires : en nous faisant perdre le goût et l’odorat, deux sens étroitement liés, nous avons repris conscience de l’importance de l’expérience physique de notre environnement.
Mais peut-on facilement dissocier nos sens des perceptions qui leurs sont habituellement associées ? Être synesthète à notre façon, décrire une odeur par une couleur, une expérience tactile par un goût ? Avec son parcours qui se ressent différemment à l’aller et au retour, l’exposition nous pousse à remettre en question la façon dont nous conscientisons nos sensations et à mettre un moment la vue en retrait alors que c’est aujourd’hui le sens sur lequel on se repose le plus. Avec dix artistes aux pratiques très différentes telles que la céramique, le parfum, la tapisserie ou encore la vidéo, nous avançons dans une succession d’univers, dont le parfum n’est pas nécessairement l’élément central.
Parmi ces œuvres, notons celle du parfumeur Daniel Pescio qui a imaginé raconter le passage du temps avec un nouvel encens à diffuser à l’entrée de l’exposition chaque semaine, laissant les odeurs imprégner les pierres et orienter la visite. Dans les vitrines d’un cabinet de curiosités, les bocaux de plantes prêtés par le musée de la pharmacie François Tillequin nous rappellent la place essentielle du végétal tant dans notre univers sensoriel, que dans la création de couleurs, de parfums, ou encore de pharmacopées. En lien avec le domaine de l’Abbaye, l’œuvre Terra.Spiritus de Daniela Busarello, située dans le passage qui relie les deux jardins, diffusant une odeur de térébenthine, dresse un portrait du parc en transformant les matériaux prélevés en pigments pour créer une peinture pointilliste.
Enfin, notons l’installation envoûtante de Julie C. Fortier, Sentir la couleur du souffle. Avec son labyrinthe textile suspendu aux voûtes de la salle des religieuses, l’artiste crée une expérience mêlant toucher, vue et odorat. Les 50 lés de soie de différentes épaisseurs retiennent l’odeur légère des plantes qui ont servi à leur teinture par trempage ou diffusion, créant des dégradés allant du violet au jaune en passant par les gammes de rouge. Pour conclure le parcours, les œuvres de Morgan Courtois nous rappellent que toutes les odeurs ne sont pas nécessairement agréables, et que malgré tout certaines peuvent être associées à des sentiments positifs.
Sur le chemin du retour, qui nous fait remonter le temps de l’exposition, vous remarquerez que les odeurs sont beaucoup plus perceptibles, nous offrant une approche renouvelée des œuvres. Pendant un moment, nous avons pu essayer de percevoir notre environnement en privilégiant nos sens et ainsi, le monde n’en parait que plus riche.
Sentience, écouter le parfum de la couleur
Du 29 mars au 1er septembre 2024
Abbaye de Maubuisson – Saint-Ouen l’Aumône
Visuels : vues in situ de l’exposition Sentience ©CDVO-Catherine Brossais
1-Julie C. Fortier-Attendu-tendue / Sentir la couleur du souffle
2-MADVO – Coquemars
3-Daniela Busarello – Terra. Spiritus
4-Michele Nadal – Musee Tillequin – MADVO
5-Morgan Courtois – Devouring Fantasy II