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17.05.2024 → 19.05.2024

Sam Bourcier : « Conserver l’aspect affectif et sensuel de l’archive est déjà une formation politique »

par Prune Fargetton
18.05.2024

A l’occasion de l’exposition du centre d’archives LGBTQI+ au Palais de Tokyo, nous avons échangé avec Sam Bourcier, militant queer et sociologue, autour de la question de l’archivage communautaire queer.

Peut-être que vous pourriez commencer par vous présenter personnellement, et on abordera ensuite votre rôle au sein du centre d’archives.

 

Oui, bien sûr, même si je n’aime pas la personnalisation, par rapport au collectif. Je suis un activiste queer depuis la fin des années 1990, j’étais à l’époque dans le collectif «Le Zoo». Actuellement, je suis professeur à la faculté, où j’enseigne les études de genre et queer. J’étais déjà dans des projets d’archivage queer dans les années 2000, d’ailleurs on ne disait pas encore LGBTQI, ça s’appelait le CADHP (Centre d’Archives et de Documentation Sexuelle de Paris), mais ça n’a pas fonctionné.

 

Jean Le Bitoux, un militant historique de la cause homosexuelle française dans les années 70, m’avait demandé de participer à ce projet. Après un temps, les lesbiennes – je m’identifiais comme telle à l’époque – ont quitté ce projet, et ont fondé un petit groupe appelé Archilesb. Les trans sont également partis et ont formé Vigitrans. Dans le projet initial, les lesbiennes, les trans, les travailleur-euse-s du sexe étaient complètement exclu-e-s, c’était un projet assez misogyne. Ils disaient «pour des raisons historiques, on commence par l’homosexualité masculine», mais c’était n’importe quoi, ça n’existe pas.

 

Quand un collectif s’est constitué à la suite du film sur Act Up, 120 battements par minute, j’ai repiqué. Depuis, le Centre d’Archives LGBTQI+ est né, en 2017, et fait beaucoup de choses de manière autonome et communautaire. Aujourd’hui, le désir d’archives est très fort. Je pense qu’Internet a entamé une évolution importante à cet égard, il nous a habitués à cette pratique. L’auto-archive c’est d’ailleurs très important : l’archive n’est pas réservée aux universitaires, bien que je le sois moi-même. D’ailleurs les archives nationales ne feront pas le travail pour les minorités, jamais, pour beaucoup de raisons. Maintenant nous travaillons davantage avec les institutions, mais ça n’est pas du tout la même culture. 

 

Sur quel type de projet est-ce que vous collaborez ?

 

Nous travaillons surtout sur le rapport même que nous entretenons avec les archives nationales et les associations professionnelles d’archivistes. Par exemple, sur les différentes manières que peuvent employer les professionnels formés dans les masters pour développer l’archivage communautaire, dans la perspective de coproduction.  

 

Le travail que nous faisons dans les centres d’archives communautaires n’est pas nouveau, les premiers ont surgi à la fin des années 70-80, notamment dans les pays anglo-saxons, à San Francisco. Mais à l’époque, c’étaient – peut être que c’est encore le cas, il faut voir – des centres forcément plus blancs et cis, depuis ont émergé de nouvelles problématiques.

 

Notre culture de l’archive est étonnante, car pour l’instant, nous sommes comme un petit laboratoire, et on le voit avec l’exposition : le but n’est pas de montrer l’abondance de nos réserves, mais de mettre en avant la possibilité d’un rapport corporel, physique avec l’archive. Ce qui compte, c’est cette rencontre, bien plus que le mémoire d’un.e universitaire sur les lesbiennes dans la presse de telle date à telle date. Les archives sont utiles pour sa propre construction, au delà de «l’écriture de l’histoire», comprendre par exemple l’expérience que c’était d’être lesbienne ou trans dans les années 1970. Maintenant, on se bat beaucoup sur les réseaux sociaux à coups de mots, de «cancel culture», mais c’est un fait qu’à cette époque, certain.e.s s’appelaient transsexuels et non transgenres, et on ne va pas rétrospectivement changer les noms. 

 

Il y a un certain temps, les archives ne m’intéressaient pas. Un peu comme tout le monde, je les considérais poussiéreuses, et l’usage que j’en avais en tant qu’universitaire était seulement instrumental et professionnel. Je pense qu’il est intéressant de se réapproprier la notion. Ce qui a été un déclencheur, c’est l’archive orale. Cela se fait encore très peu en Europe, et c’est dommage, car c’est peut-être le format le plus accessible à tou.t.es : pas besoin d’un corpus de textes, pas besoin non plus de faire 50 entretiens. Evidemment, chaque professionnel mène ses entretiens différemment, entre les anthropologues, les sociologues, les journalistes, voire même les juges qui font du cross-examination. La différence est que nous allons voir les gens, et ils peuvent déployer leur récit comme ils le souhaitent. Nous ne leur imposons pas la contrainte chronologique, c’est très libre. La démarche est celle de l’expérimentation, au bon sens du terme, qui est centrale, tout comme l’espace dont nous disposons déjà, et notre intention d’ouvrir un centre culturel pour traiter et indexer les documents.

 

A côté de ces activités, on constate que les participants adorent les ateliers d’archivage autour de mots-clés spécifiques à la communauté LGBTQI. On a déjà mis en place cela avec Morgane Vanhuin, archiviste chez AIDS, et ils apprécient grandement cette activité. En plein été, les gens viennent avec plaisir passer la journée à manipuler les archives, à élaborer des plans de classement, et à acquérir une multitude de connaissances.

 

Les Lesbian Herstory Archive de New York avaient déjà commencé ce processus de désélitisation au milieu des années 1970. C’était une petite révolution, elles voulaient des archives pour tout le monde, partout. Je ne pense pas qu’il faille se séparer des enjeux intellectuels et politiques, mais conserver l’aspect affectif et sensuel de l’archive la personnalise, et est déjà une formation politique. Nous avons déjà une plateforme d’histoire orale. En plus du livre, du flyer, de ces «précieux papiers», ce format permet de chercher des mots-clés, de passer du temps à les consulter et finalement construire quelque chose de différent.

 

L’exposition met en avant la richesse sensorielle de votre rapport aux archives, par rapport à celles, institutionnelles, plutôt axées sur le visuel. Quel lien y a-t-il entre votre valorisation du toucher, de l’écoute, de la parole, et l’histoire des luttes LGBTQI+ ?

 

Je lis beaucoup sur les archives, l’un de mes livres va sortir à ce sujet, et j’ai justement eu l’occasion de me poser cette question. Ici, on archive aussi les objets, et la thématique sexuelle y est omniprésente. Aujourd’hui, on peut voir dans notre exposition les accessoires sexuels de Guillaume Dustan – peut-être que ce sera différent quand tous les gens de la communauté seront mariés et complètement respectables (rires) – mais je crois qu’en culture sexuelle on n’est pas mauvais. Au-delà de cet exemple, nous entretenons un rapport différent aux objets, nous les valorisons car ils racontent des histoires. Cela se fait – et se faisait – dans tous les centres d’archives minoritaires, y compris dans les centres d’archives féministes des années 1930. On essaye d’être proche de la matérialité de l’archive, des réserves, nous aimons que les gens puissent «y mettre les pattes», parce que l’on veut réduire la distance entre celles-ci et les usagères et usagers.

 

Nous voulons rompre avec l’idée qu’il faudrait attendre que quelqu’un meure ou ait une petite notoriété pour que ses archives aient de la valeur. C’est fou, si tu t’appelles Didier Lestrade ou Guillaume Dustan, tout d’un coup, les gens arrivent avec des gants blancs, «il faut faire gaffe aux microbes». Pour nous, les archives doivent être touchées, feuilletées, et ça ne les détruit pas. On prend bien sûr des précautions lors de l’exposition : les magazines présentés sont des doublons, la correspondance que l’on expose d’un couple gay franco-américain est plastifiée, mais la différence avec la boîte que l’on voit là-bas [NDLR : des boîtes Cauchard, modèle typique pour l’archivage, sont exposées fermées sur une étagère au-dessus de boîtes ouvertes en consultation libre], c’est qu’elles sont ouvertes. Celles du dessus sont officielles, impressionnantes, on se dit qu’on a l’interdiction d’y toucher. Cela implique donc notre rapport au savoir, aux pratiques. 

 

Je pense qu’il faut savoir dissocier les archives de la pure Histoire. Tout cela remonte au XIXe siècle, quand les archives nationales se sont construites comme auxiliaire à la discipline historique. Les archives devaient avant tout être de bonnes sources pour l’historien. Mais il y tout le reste ! Alors, oui, nous parlons de sexualité, de corporalité, nous sommes loin du dualisme cartésien. Ici, les gens regardent, parfois ils pleurent – sans insinuer que les pleurs sont le signe d’une émotion plus importante qu’une autre -, en tout cas nous pouvons archiver des affects. Parfois les gens ne se souviennent pas d’une date militante, mais si l’on parle d’une émotion qu’ils ont pu ressentir à une période de leur vie de lesbienne, ou lors d’une manifestation, ils se rappellent et ils savent en parler. Par exemple, ACT UP s’est construit sur la colère, qui vaut bien mieux que d’être déprimé. 

 

En commençant à parler d’un objet, on peut tout raconter. Lorsque les gens nous font don d’un fonds, on accole un QR code qui renvoie vers une vidéo dans laquelle les donateurs racontent l’histoire du fonds comme ils le souhaitent. Lorsque les gens écoutent nos podcasts, ils ont des archives dans les oreilles. 

 

Beaucoup de LGBT n’ont pas la caution universitaire, la lettre du directeur de recherche, ils peuvent être impressionnés, et ils ne vont donc pas aller aux archives nationales ou en bibliothèque, ce à quoi nous essayons de pallier en mettant de l’archive partout, en dé-confinant. Dimanche aura lieu un débat avec Rachele Borghi, elle a fait une résidence avec nos archives aux AGQ (Archives Gaies du Québec), et elle a une façon très intéressante d’archiver, elle dit «il faut que telle boîte me désire», mais en plus, ça marche ! 

 

On se prive de tellement de choses, le mot d’archive est enfermant. Et tout cela, ce n’est pas seulement pour dire que les archives peuvent être fun et sexy, certes, elles peuvent l’être, mais l’idée c’est que l’on peut faire pleins de choses : un documentaire, une performance, des arpentages, et de le faire collectivement, ça change tout.

 

J’ai l’impression à vous écouter que la question du temps est assez centrale : en plus d’être seulement la conservation du passé pour le futur, les archives sont-elles aussi destinées à un usage présent ?

 

Oui, il y a une question de temporalité. On connaît tous les stéréotypes liés à l’expression «tirer les leçons du passé», et nous ne partageons pas vraiment cette idée linéaire, chronologique du Progrès appuyé sur les archives institutionnelles. 

 

Je pense que le fait qu’Internet soit passé par là, que l’on s’archive en permanence, avec les téléphones portables, les photographies, est une indexation inconsciente. Mettre cela en avant, c’est faire passer l’archive du côté des vivants, sans aller jusqu’à dire que l’on s’en fout des morts, mais l’archive est un outil pour se construire soi. Ensuite, on peut trouver des manières intéressantes pour se souvenir, pour rendre hommage, dans une optique qui n’a rien à voir avec les plaques de rue, les monuments aux morts. Par exemple, je trouve que l’un des meilleurs monuments existant pour la mémoire du sida se trouve à Amsterdam. Ils ont fait plusieurs emplacements près du canal qui sont toujours pratiqués pour lancer des départs de manifestation. Lorsque des personnes trans se suicident, les lieux sont investis, de petits mémorials apparaissent, et la mémoire doit être pratiquée. C’est du land-art, ça n’a rien à voir avec les monuments où personne ne va.

Crédits photographiques © Prune Fargetton