L’exposition « Présence » de l’artiste chinois Szeto Lap chez ICICLE, centre culturel et marque de mode éco-responsable, se tient du lundi 14 juin au samedi 5 septembre 2024. Située au 35 avenue Georges V, dans le VIIIe arrondissement de Paris, les œuvres donnent à voir une esthétique liminale caractéristique de la pensée de Deleuze, Lyotard ou Guattari. N’hésitez pas et sentez-vous les bienvenu.e.s au pays de la « French theory ».
Né à Canton en 1949, Szeto Lap s’installe à Hong Kong puis Paris en 1975 où il noue de solides amitiés avec des figures majeures de la scène artistique : Henri Cartier-Bresson, Raymond Mason, ou encore Sam Szafran dont l’obsession presque maniaque pour les cages d’escaliers déformées dit beaucoup de la liminarité des œuvres de Lap. Son travail possède également quelque chose de la provence et de la poésie chinoise, comme l’illustre sa série de douze paysages peints des Baux-de-Provence dont un, tout de bleu, est présent au deuxième étage de la maison ICICLE. Plus largement, plonger dans les œuvres de Szeto Lap revient à s’inscrire dans un héritage diplomatique entamé entre la Chine et la France, il y a de cela soixante années.
Entouré de calme et de lumière, après la montée des escaliers en colimaçon et l’entrée dans une librairie au bois ressemblant à s’y méprendre à l’acajou, vous ne saisirez pas tout de suite la teneur des œuvres, notamment celle du Couloir. Dans ce lieu d’influence sino-française, de « recherche esthétique » et de « réflexions éthiques » où se trouvent aussi bien Lao-Tseu que Marguerite Duras, vous les rapprocherez sans doute du taoïsme, une philosophie chinoise prônant le quiétisme.
Il y a de cela, en effet. Mais rapidement, l’apaisement donnera lieu à cet inconfort propre aux espaces liminaux et aux backrooms, ces pièces dénuées de présence humaine. Vous ne serez plus fait que d’émotions en demi-teinte, vous vous sentirez comme happé par cet entre-deux, en même temps qu’à l’étroit, dans ce long couloir, devenu, un peu, non-endroit, ou corridor à soi. Un encart à l’entrée nous avertit pourtant bien : « Nous ne sommes jamais face à un tableau de Szeto, mais toujours à l’intérieur de celui-ci ». Au sentiment d’annihilation temporaire, l’inhumain laisse place à une part plus essentielle, plus humaine parce qu’inconnue, et nouvelle.
De fait, si communément, les espaces liminaux nous désubjectivisent, l’homme n’étant qu’un signifiant flottant sans attache ni prise, ils sont aussi des espaces transitifs. Notre présence objective devient dès lors devenir. Elle paraît dire, en creux, un avenir plus proprement politique : celui de la Chine elle-même. Finalement, Szeto Lap semble peindre, à l’aide de cette étrange lumière commune à l’ensemble de ses œuvres, la transition d’une Chine rurale et communiste sous l’ère Mao, à son entrée dans la modernité. En même temps, cette comme absence de fonction d’espaces originellement fonctionnels (cf. L’atelier ou Le matin représentant respectivement un atelier sans création à l’œuvre et une cuisine inanimée à la lueur de l’aube), cette « déterritorialisation » pour reprendre Deleuze, ressemble à une critique de cette dite modernité. Pourtant, les espaces de Szeto Lap ne créent-ils pas, à l’instar des « non-lieux » (expression empruntée à Marc Augé concernant les lieux d’ultra-modernité tels les aéroports et les gares), leur propre sémiotique, leur propre langage ?
Cette question reste en suspens et l’on se demande, dans ce magasin hybride, aux intentions vertes, si une trace du capitalisme subsiste. On éprouve ainsi le sentiment, avec Szeto Lap, que la pensée post-structuraliste, celle de Deleuze et Guattari, n’est pas uniquement littéraire, mais visuelle et in-finie.
Visuel : Le couloir, 1978-2019
Huile sur toile, 162×114 cm
© Szeto Lap & Guangda Museum