Expositions

Pierre Loti, ou l’art de se fabriquer une éternité de façade

par Cedric Chaory
06.10.2025

Il est des maisons qui, derrière leur façade bourgeoise, cachent des obsessions plus révélatrices qu’une œuvre entière. Celle de Pierre Loti à Rochefort, rouverte en grande pompe en juin 2025 après treize années de coma patrimonial, en est l’exemple parfait. Le président Macron lui-même a jugé bon de s’y intéresser, sans doute séduit par l’idée qu’une sublime et singulière demeure pouvait survivre à son propriétaire grâce à un mélange de soieries effilochées, de mosaïques rafistolées et de millions d’euros d’argent public.

Car Pierre Loti, né Julien Viaud en 1850, fut un homme qui craignait la mort avec la terreur d’un enfant pris au piège. Claude Stéfani, Conservateur en chef du musée Hèbre et de cette Maison des illustres, explique : « Assez rapidement après la mort de son frère Gustave, Loti perd la foi. Cette épreuve le marque profondément et toute sa vie sera hantée par la peur de la mort. Certains décors, qui semblent exotiques à première vue, sont en réalité des décors mémoriels destinés à figer le temps. Son obsession est d’échapper à l’issue fatale — particulièrement perceptible dans la mosquée. Ces espaces deviennent ainsi des sortes de capsules spatio-temporelles, lui permettant de revivre des moments passés. Il ne s’agit donc pas de simples fantaisies exotiques, comme la maison des frères Bonie à Bordeaux, mais de décors à portée symbolique et intime, dénués de tout exotisme gratuit. »

Un frère adoré mort en Cochinchine et coulé dans l’océan Indien, son père déshonoré puis suicidé : tout cela laissa chez Loti une plaie béante. Il passa donc sa vie à recouvrir l’inévitable d’étoffes, de dorures, de faux vitraux et d’objets achetés au Bon Marché. Quand l’angoisse vous dévore, rien ne vaut une mosquée en carton-pâte dans son salon. Et si la mélancolie est insoutenable, la bâtisse de plus de 200 m2 regorge d’autres espaces fantasmagoriques où s’évader : un salon rouge, gothique, turc, une chambre aux abeilles, arabe, une pagode japonaise, une salle renaissance puis chinoise. De quoi donner le vertige. D’ailleurs, le fils de Pierre Loti, Samuel, quelque peu dépassé par ce décor, réalisa dans les années 1950-1960 des aménagements malheureux, aujourd’hui complètement supprimés par les récents travaux de rénovation.

Écrivain à succès, académicien avant quarante ans, Pierre Loti s’était construit un empire de décors — orientaux, japonais, Renaissance — comme autant de paravents contre l’oubli. Que ces intérieurs fussent sublimes ou ridiculement toc importait peu : le théâtre valait mieux que la réalité. Ses fêtes, véritables opéras de l’illusion, voyaient se croiser têtes couronnées et diplomates, travestis d’un soir en mandarins ou en princes florentins. Un soir chinois, l’air s’emplissait d’encens et de soies bruissantes ; une nuit Renaissance, les fraises empesées et les rires poudrés semblaient ressusciter un passé qui n’avait jamais existé. Loti, metteur en scène de sa propre légende, traitait son épouse comme une figurante qu’on relègue dans les coulisses, tandis qu’il multipliait maîtresses et amants sous le regard complice de ses hôtes fascinés. Orientaliste inspiré, nostalgique des « temps anciens », il se plaisait à maudire l’Occident moderne qui, selon lui, salissait tout — belle ironie pour un officier de marine ayant participé, en dandy hypocrite, à la colonisation dont il dénonçait les ravages. Chez Loti, même le scandale avait le parfum capiteux d’un décor soigneusement éclairé.

Un chantier de pharaon, payé par la République

La maison, acquise par Rochefort en 1969 et ouverte au public en 1973, s’effondra peu à peu sous le poids des illusions qu’elle contenait. Fermée en 2012, elle nécessita un chantier colossal lancé en 2020 : 34 corps de métiers s’activant à stabiliser des plafonds qui menaçaient de tomber sur les visiteurs. Claude Stéphani, dans la Mosquée, explique : « La restauration s’est révélée particulièrement complexe, la toiture ayant été gravement endommagée par les nuisibles. Grâce à l’intervention de Stéphane Bern et à son Loto du patrimoine, les plafonds ont pu être sauvés. Séduit par le lieu, Emmanuel Macron a, lui aussi, contribué à susciter d’importantes levées de fonds à la fin du chantier — une véritable démarche du « quoi qu’il en coûte ». L’État a pris en charge 50 % du coût total des travaux, provoquant alors un élan collectif et une véritable émulation autour du projet, soucieux de sauver ce Disneyland du XIXème siècle. » Coût total des travaux : 12 200 000 euros !

De l’oubli à la réhabilitation

À sa mort en 1923, Loti sombra dans un oubli quasi immédiat. Ses romans, pleins de pathos et de clichés coloniaux, cessèrent de se vendre. Mais sa maison, rouverte en 1973, assura sa résurrection. Dans les années 1990, la mode des écrivains-voyageurs fit de lui un précurseur. On le republia, on le commenta, et ses décors à moitié authentiques, à moitié bricolés, devinrent patrimoine national.

On peut s’émerveiller devant la succession de salles tout plus majestueuses les unes que les autres. On peut aussi sourire devant ce qu’elles révèlent : un homme qui, pour échapper à la mort, se fabriqua une éternité en toc. Ce qui est sûr ce que la petite cité de Rochefort-en-Mer peut s’enorgueillir d’un nouveau joyau patrimonial, elle qui attire les curieux avec sa Corderie Royale, son Musée Maritime et sa célèbre place Colbert où dansèrent deux demoiselles. D’ores et déjà succès public, la Maison de Pierre Loti voit son agenda complet jusque février 2026. Près de 30 000 visiteurs fréquentaient le lieu avant son impressionnante rénovation, tout porte à croire que ce chiffre est d’ores et déjà obsolète.

Cédric Chaory

Bienvenue | Maison Pierre Loti

Visuel : ©Patrick Perrinaud