Photo Elysée à Lausanne bouscule les clichés

Richard Mosse est mondialement connu, mais finalement peu exposé en France. Quelques œuvres seulement ont été montrées cet automne lors de Photo Climat à Paris. On y voyait la nature blessée colorisée en rouge, un traitement de l’image obtenu par des caméras thermiques. Une nature qui semblait ainsi rouge de colère ou de désespoir.

Broken spectre en grande largeur

Mais Broken spectre son film de 74 minutes n’a été montré qu’à Londres, aux USA et en Australie. Ceux qui veulent le voir dans d’excellentes conditions, présenté sur un écran de dix-neuf mètres de long doivent donc courir à Photo Élysée (Elysee.ch). Car l’installation vidéo est simplement sidérante. Un massacre à la tronçonneuse en direct de la forêt amazonienne où l’horreur scandalise. Terriblement esthétique d’ailleurs et ce n’est pas le moindre paradoxe.

Assis confortablement dans des fauteuils enveloppants ou vautrés sur des beanbags vous assistez au crime écologique majeur, au drame de la déforestation qui conduit la forêt amazonienne jusqu’à un point de non-retour. Celui où elle ne pourra plus produire de pluie ce qui changera le climat de la terre entière.

Mosse multiplie les points de vue et les outils techniques. Caméras multi-spectrales qui permettent de souligner les contrastes (forêt vivante tropicale / savane stérile), noir et blanc analogique qui suggère que nous sommes déjà dans l’après-coup du drame, macro-photos d’insectes grouillant de vie au sol, les registres se percutent amplifiant le sentiment d’urgence vis-à-vis du désastre à venir. C’est hypnotique et c’est terrible.

Procédés utilisés par les agriculteurs pour surveiller les végétaux et les récoltes, par les militaires pour traquer les migrants (caméras thermiques), film noir et blanc analogique, la diversité technique désoriente le spectateur sommé de complexifier son regard. Les protagonistes filmés sur place autochtones Yanomani, bucherons incendiaires qui travaillent pour d’invisibles mafias ou chercheurs d’or qui dévastent les cours d’eau en y déversant du mercure, tous sont montrés dans leur impuissance commune, celle de populations soumises à des forces qui leur échappent.

On remarque aussi l’intense qualité sonore de l’installation plus filmique que strictement photographique, un travail du compositeur Ben Frost qui mêle captations et sons synthétiques. À voir donc absolument.

Deborah Turbeville, du féminin dégagé des stéréotypes

Mosse et Turbeville sont tous deux inclassables. C’est ce que souligne Nathalie Herschdorfer, la directrice de Plateforme 10 qui apprécie ces artistes bousculant les catégories.  Pendant que Mosse se situe entre art et photojournalisme, Deborah Turbeville dont l’œuvre est présentée là parallèlement, échappe radicalement à la simple photo de mode. D’ailleurs, et c’est très actuel, les vêtements qu’elle shoote, on ne les voit guère.  Les campagnes réalisées pour Comme des garçons en témoignent. Seule une ambiance sourd de ses prises de vue.

Si Mosse juxtapose plusieurs techniques de prise de vue, Turbeville assemble les tirages, les chutes de shooting dans une approche située entre le journal intime, le scrapbooking et le story-board. « Chez Turbeville il y a un vrai souci de la matière, du papier photo, de la chimie » précise Manuel Sigrist responsable de projets. Réalisée à partir d’un fonds (collection MUUS) auquel a eu accès Nathalie Herschdorfer après ses travaux pointus sur l’histoire de la mode pour le Palais Galliera, l’exposition montre comment l’artiste déchirait ses tirages pour les retravailler, les dupliquait, les épinglait, recyclant tout.

Turbeville qui s’est rendue célèbre dans les années 70-80 par ses photos de mode pour Vogue et d’autres journaux féminins américains, a développé une esthétique étonnante car pas du tout dans le phallicisme triomphant des photos de mode d’alors. Ses modèles floutés et évanescents paraissent mélancoliques, coupés du monde et d’eux-mêmes, situés dans un temps suspendu. On pense à l’héroïne d’India Song de Duras. Et si l’esthétique est nébuleuse, vaporeuse, c’est sans aucune joliesse, un peu mièvre. On est loin de Sarah Moon. Dans les Photocollages, apparaît surtout le style incroyablement contemporain de Turbeville qui saisit une atmosphère plutôt que des formes. Une vraie redécouverte donc que cette artiste paradoxale car à la fois montrée dans des supports célèbres et peu connues. Un catalogue prolonge l’exposition (Deborah Turbeville Photocollages, 75 euros. En anglais).

L’intelligence artificielle comme simple outil

Exposer simultanément artistes suisses et internationaux est l’un des projets du musée. Parmi les artistes suisses exposés, on est séduit par le travail de Mathieu Bernard-Reymond. Partant de citations tirées de l’œuvre du poète Ramuz (auteur entre autres du livret d’Histoire du Soldat pour Stravinsky), il recherche des images associées en utilisant l’IA pour les retravailler ensuite. Un parallèle d’avec les images mentales que fait naître la lecture d’un poème. Une démarche intéressante, car l’artiste utilise l’IA comme un simple outil, un matériau qu’il repense. L’IA à sa juste place donc (création en collaboration avec le musée situé dans la maison de Ramuz, La Muette-espaces littéraires à Cully, au cœur des vignobles)!

It was a rise of damp black rocks, edged with white at the top, and still, no one was there., vintage 4×5 large format photograph from the 1910s.