Observer l’infini et l’invisible à l’Abbaye de Maubuisson

Le duo show de Cécile Beau et Grégoire Scalabre est une expérience artistique dans laquelle on entre avec tout son corps. Si aujourd’hui le terme « immersif » est un peu galvaudé, on revient ici à son sens  de base : nous sommes entièrement plongés dans un environnement différent de celui d’origine. Presque tous les sens sont sollicités : la vue par un travail sur la lumière et l’obscurité, l’ouïe par des vibrations qui nous enveloppent ou le crissement du bois brûlé sous nos pas, l’odorat avec la présence de matières naturelles, le toucher avec ce tronc couché qu’on ne peut s’empêcher de caresser.

Le parcours est conçu comme une expérience globale dans laquelle les deux artistes se font face, comme si chacun se regardait dans un miroir. A chaque extrémité deux salles obscures nous absorbent et stimulent nos sensations et au centre deux espaces clairs jouent les sas de décompression, de transition. Le temps et l’espace se compressent et se détendent dans la tension entre chaque extrémité et nous transposent dans un univers parallèle où l’extérieur n’existe plus vraiment. Avec peu d’œuvres présentées (même si les accumulations de porcelaine de Grégoire Scalabre peuvent compter plusieurs milliers de pièces), l’exposition réussi  à nous transporter aux limites de l’infini.

L’infini de Céline Beau va de la Terre aux confins de la galaxie. Elle compose avec des matières naturelles telles que le tronc d’un très grand arbre tombé dans le parc de l’Abbaye, des agates ou du feutre pour nous amener à extrapoler et à relier les détails fascinants de la nature avec ceux plus abstraits des sciences et de l’exploration spatiale. Son dispositif d’instruments monocordes mis en vibration par des électro-aimants crée une ambiance hypnotique qui se réfère à la théorie de Pythagore sur les fréquences sonores des astres et ouvre la voie vers un état méditatif.

L’infini de Grégoire Scalabre se trouve quant à lui dans la multitude. Les pièces de porcelaine tournées et émaillées  se hérissent  à la surface de monolithes noirs ou blancs et viennent en former une autre plus grande, un contenant, une skyline, un mur de ronces. Chaque élément s’assemble comme la cellule d’un corps, chacune avec sa forme, à la fois unique et semblable à celle des autres. Ses œuvres  et leur mise en scène nous poussent à adapter notre position pour modifier notre point de vue, et ainsi augmenter la perception que nous en avons. Nous entrons dans les profondeurs de ces contenants minuscules comme un chercheur observe au microscope, happés par la multiplication de ce que nous pouvons soudain percevoir.

Le titre de l’exposition, En deçà  de l’invisible, est une invitation à remettre en question notre perception du monde. Nous le savons, les progrès techniques et scientifiques nous permettent de voir toujours plus loin, toujours plus petit, au-delà de ce que l’œil est capable de capter. Changer de point de vue, aussi bien physiquement que métaphoriquement, nous permet dans une certaine mesure de voir différemment et donc de façon plus complète ce qui se présente à nous. Mais cela évoque également nos limites : certaines choses nous échapperont toujours.

Ce miroir entre Cécile Beau et Grégoire Scalabre est un miroir déformant, donnant l’illusion d’une image identique, à l’instar des miroirs noirs utilisés par les artistes depuis la Renaissance. Celui-ci, avec sa surface polie noire légèrement concave, renvoie ce qui est face à lui en accentuant les contrastes et en réduisant la gamme colorée à des tonalités de gris, aidant ainsi à la composition des images. Mais cette surface aux profondeurs insondables n’est-elle pas aussi une porte vers un ailleurs encore inconnu ? Avec un peu de patience et de curiosité, peut-être arriverons-nous à passer de l’autre côté du miroir.