Vendredi 5 juillet, de 19 à 23 heures, avait lieu la Nocturne 02 « Kelly/Matisse » à la Fondation Louis Vuitton, une soirée au crépuscule pour une exposition qui prend corps du 4 mai au 9 septembre. Invitation mensuelle pour les journalistes et critiques d’art, cette nocturne succède à celle consacrée à Rothko. Elle se veut l’occasion, pour la fondation, de rayonner tout en faisant profiter de sa renommée à des artistes nouvellement émergents.
Centré sur la peinture, le projet muséographique de la fondation accueille également musiciens, danseurs ou chorégraphes. Germain Louvet, danseur étoile du ballet de l’Opéra de Paris, avait ainsi pu interpréter un solo extrait de Dance de Lucinda Childs sur une musique de Philip Glass en février dernier. Ce vendredi au soir, il ne s’agissait pas de danse mais de musique. Dans une première partie de soirée, l’artiste DVDE, avec son côté hipster mais moderne, a pu interpréter son répertoire fait de titres aux noms tous plus anglais et mélancoliques tels qu’« A Day To Remember » ou « Lonely Jack ». Les sonorités de la Detroit House et le groove du disco ont laissé place, ensuite, aux percussions tribales, à l’italo disco ainsi qu’aux beats industriels d’Audrey Danza. Entre deux étages consacrés à Kelly et Matisse, nous sommes également amenés à contempler la projection visuelle Walk On Clouds d’Abraham Poincheval – si bien que les contours identitaires de l’exposition semblent incertains, comme s’il s’agissait d’une mise en abyme du lieu qui les tient pour œuvres.
Que veut-on montrer, réellement ? Pourquoi passer de la rêverie passive à l’analyse scientifique d’un tableau ou encore d’une oeuvre de Basquiat, peintre avant-gardiste et pionnier de la mouvance underground, à quelques réalisations sportives au sens un peu douteux ? Finalement, l’objet de cette nocturne satisfait moins notre goût de la réflexion que notre curiosité. Elle est une initiation à l’art pour l’art, une découverte un peu mondaine ou un rendez-vous des plus avertis. On parle bien de « micro-visites » et même pour elles, on regrette, par exemple, que le discours du médiateur culturel autour de L’Atelier rouge de Matisse, tableau au rouge grenat autrefois exposé au MoMA (Museum of Modern Art) de New-York, n’ait pas fait l’objet d’une étude en petits comités. Difficilement audible, on décroche un peu. La nocturne nous laisse ainsi le sentiment doux-amer d’un plaisir esthétique, parfois réel mais relativement contingent car inexpliqué.
En revanche, on salue l’atelier « formes en fusion » animé par Mélanie Alpach, illustratrice, où l’on peut « faire œuvre » à sa manière, à partir d’un corpus de formes issues de l’univers de Matisse. Cherchant à faire de l’invité l’acteur de sa soirée, cette démarche semble s’inscrire dans une ambition plus large de la part des maisons de luxe, d’engager le consommateur dans la réalisation de son produit.
Agréable soirée d’été, faite de ce jaune auréolin des colonnes qui soutiennent la fondation et d’un coucher de soleil que nous pouvons observer depuis la terrasse centrale, la nocturne en elle-même, son nom, son lieu, le monde qu’elle abrite, a un sens, une dimension esthétique. Elle fait de nous, le temps d’une soirée, aussi, quelque peu, des artistes.
Ouverte au public en octobre 2014, la fondation est l’apanage du groupe LVMH et de Bernard Arnault, son PDG. Lieu historiquement marqué, cet « iceberg posé sur l’eau » se situe à Neuilly-sur-Seine, dans le XVIe arrondissement de Paris, tout proche du Jardin d’Acclimatation qui se voulait l’ancienne fenêtre du colonialisme français au XIXe siècle. Nubiens du Soudan, Kanaks de Nouvelle-Calédonie ou encore Lapons et Cosaques y étaient exhibés de 1877 à 1930, participant de représentations ethnocentristes.
Hasard ou dessein architectural, la fondation, ce « nuage de verre » dessiné par Frank Gehry, également architecte du musée Guggenheim de Bilbao, est fortement empreinte de la notion de déconstruction théorisée dans les années 1960 par Jacques Derrida. Initialement appelée à être un principe d’analyse des textes littéraires et de leur signifié, la déconstruction s’est reportée sur le champ – paradoxalement – de la construction. En réalité, rien d’étonnant à cela puisque la déconstruction ne signifie pas originellement la destruction mais la remise en cause d’un absolu devenu carcan. Élisabeth Roudinesco, historienne et collaboratrice du Monde des Livres, écrit ainsi à juste titre que « lorsqu’en avril 1985, Mikhaïl Gorbatchev donna le nom de perestroïka (littéralement reconstruction) aux réformes économiques qui devaient mettre fin à un système politico-économique sclérosé, en instaurant une politique de liberté d’expression fondée sur la glasnost (transparence), certains intellectuels russes, marqués par la pensée derridienne, soulignèrent qu’il s’agissait là d’un processus de déconstruction à la fois du marxisme, du communisme et de l’Union soviétique, ce dont Gorbatchev, qui en était l’initiateur, n’avait pas forcément conscience ».
De la déconstruction architecturale puis politique aux déconstructions, il n’y a donc qu’un pas, Derrida affirmant lui-même : « Si j’avais à risquer une seule définition de la déconstruction, je dirais sans phrase : plus d’une langue ». Bâtiment aérien novateur ou voile historique, Frank Gehry voulait la fondation Louis Vuitton « à l’image du monde » et de la déconstruction, tout à la fois changeante et éphémère.
Visuel : © Fondation Louis Vuitton / Félix Cornu