A l’occasion de la très belle exposition Là-bas vu d’ici de Florent Chavouet, nous avons rencontré Amélie Payan, nouvelle directrice de la galerie Huberty & Breyne Paris-Chapon. Discussion autour de son projet Mycélium, de la bande dessinée et du Japon de Florent Chavouet.
Oui, dans cette galerie il y a un espace mezzanine, et c’est là qu’a commencé la programmation Mycélium. J’avais carte blanche, donc une indépendance d’expo tant au niveau des dates que de la programmation. J’ai commencé là-bas en avril 2023 avec Donatien Mary, qui fait à la fois de la BD et de l’illustration jeunesse. Le travail de Donatien, qui multiplie les techniques, s’adapte à chaque fois à la finalité de son projet. Sa première BD, Que la bête fleurisse, chez Cornélius, a été réalisée en gravure sur cuivre. Très impressionnant pour un premier projet.
C’est né de mon envie d’être à la croisée de plusieurs choses. J’ai travaillé pendant 10 ans à la galerie Martel, j’ai cette passion pour la BD, mais je viens de l’art contemporain, et avant ça de la littérature anglaise. En quittant la galerie Martel, j’avais envie de me renouveler. Je me suis rendue compte que c’était difficile de définir l’axe que je voulais donner à mon projet. Ce qui réunit tous les artistes avec lesquels je travaille, c’est une façon de raconter des histoires par le trait et la couleur. Mais dans le monde de l’art contemporain, tout ce qui est narratif est souvent dévalorisé. Au contraire, j’ai envie d’assumer pleinement le côté narratif et de travailler sur les arts visuels. Pour moi ce sont des formes d’écriture qui se répondent.
J’ai exposé Donatien Mary, Julien Magnani, Margaux Meissonnier, Sabien Clément et Florent Chavouet. Ce ne sont pour le moment que des artistes qui ont fait des livres, ce qui est sur ma ligne artistique. Prochainement je vais exposer Matthias Lehmann. Mais je vais aussi travailler avec des artistes comme Anne Touquet ou Louise Duneton pour qui le livre est moins central. Faire un livre n’est pas une condition. Quand j’essaie d’expliquer ma ligne directrice, les gens ont du mal à comprendre que je m’intéresse au lien entre le narratif et le visuel, qui n’est pas uniquement dans la BD ou le roman graphique.
On est confrontés à un public pour qui les arts graphiques et tout ce qui est BD reste très marginal. Même s’il y a une évolution, certains mettent une hiérarchie dans les formes artistiques, ce que je trouve dommage. Il y a des mots comme « narration » à bannir, car quand on en parle, les gens se disent que l’artiste est au service de quelque chose d’autre que l’art, et l’artiste ne doit être au service de rien. Pour moi, même l’art abstrait raconte quelque chose et même dans l’abstraction pure, dès lors qu’elle nous touche, on y met de la narration. Et pourquoi rejeter cette narration-là ?
Oui, exactement. On voit aussi ces petites touches de snobisme avec l’invention de l’appellation roman graphique, que je n’aime pas. Certes, je travaille beaucoup avec des gens qui font plutôt de la BD contemporaine, qui sont entre la peinture, le dessin, l’illustration. On sort de la BD traditionnelle, mais je préfère appeler ça bande dessinée, même du Brecht Evens, du Matthias Lehmann. Ce qui est très étrange, c’est qu’avec le roman graphique on met en avant le terme de roman. Les gens rejettent la narration, et ce qu’ils vont trouver de mieux dans la BD va être le roman graphique, donc la narration. C’est tout le paradoxe.
J’ai voulu appeler ce projet Mycélium parce que je veux montrer tout ce qui est souterrain, les connexions entre différentes formes artistiques, l’impossibilité de limiter. J’ai envie de faire correspondre les choses. Ici avec Florent Chavouet, il y a eu des rencontres avec un sommelier de thé et un brasseur de saké. En les faisant parler on se rend compte qu’ils racontent un peu la même histoire, avec des médiums différents.
Depuis le début de Mycélium, je mets quelques pages de recherches dans mes expos. J’adore aller dans les ateliers d’artistes, regarder les carnets, voir la façon dont c’est rangé, voir des dessins de recherche… Et donc à chaque fois je fais une vitrine en accord avec l’artiste avec des cahiers, des bouts de recherche. Mais pour Donatien Mary ça ne faisait pas vraiment sens. L’idée est venue de faire un petit personnage, et il en a rempli la vitrine. Avoir la possibilité de faire quelque chose en volume lui donnait d’autres envies, il était ravi. Et je mets aussi à chaque fois des photos d’atelier de l’artiste parce que je trouve ça intéressant de voir comment ils rangent leur crayons, voir quel livre est posé près du bureau, les petits objets à côté, ce qui est accroché au mur.
Tout à fait. Au tout début de de mon expérience en galerie BD, je me suis rendue compte que les gens avaient du mal à comprendre que derrière le livre qu’on a entre les mains il peut y avoir des originaux qui font trois fois sa taille. Ce n’est pas évident pour tout le monde, et puisque cette question était récurrente je me suis dit que c’était intéressant de montrer la création du livre.
Il y a aussi cette ambiguïté de la dévalorisation de l’objet livre qui est accessible à tout le monde donc qui n’est pas de l’art, ça ne peut pas être beaucoup plus grand, aussi beau. J’aime bien être un peu dans cet entre-deux de perception.
Oui. C’est assez amusant parce qu’il y a des dessinateurs où il n’y a quasiment pas de recherches ou alors des recherches comme Brecht Evens, très sommaires. Chez Florent, il y a déjà effectivement une précision, il a besoin d’affiner vraiment en noir et blanc. Par contre il n’y a aucune indication de couleur sur ses brouillons, il capte les angles de lumière, les perspectives. Il le dit lui-même, ses brouillons pourraient être plus sommaires, mais je pense qu’il a besoin pour laisser venir la couleur que tout le reste soit construit. Quand on travaillait sur l’expo il pensait ranger ses esquisses, mais j’ai voulu les mettre au mur. C’est intéressant de voir que certains sont très jetés et d’autres vraiment très fins et précis, il semble déjà que tout est là. Il ne manque que la couleur.
C’est quelque chose que j’ai particulièrement à cœur, de montrer des étapes. Mais aussi cette volonté que les livres soient présents dans l’expo, et de créer des rencontres. Je voudrais pouvoir suivre la conception d’un livre de A à Z, des premières recherches de l’artiste jusqu’à l’impression, au façonnage et même jusqu’en librairie. Ce serait un travail qui prendrait des années si vraiment je veux tout suivre. Il y a dans Mycélium cette envie d’organiser des rencontres plus fréquemment, ici rue Chapon, avec des intervenants, des éditeurs, des gens qui travaillent dans le papier… Dans un livre on mélange l’art et l’artisanat, et je trouve très intéressant de le mettre en avant.
Il s’est fait dans l’angoisse, parce que la superficie n’est pas la même. Quand Frédéric Bosser a décidé de quitter Les Arts Dessinés (soutenu par Huberty & Breyne), on m’a confié le lieu. Je devais commencer avec l’artiste américain Brian Blomerth avec son livre Mycélium Wassonii, c’était un super clin d’œil. Mais Rackham, l’éditeur, a eu un petit souci de façonnage et la parution est décalée.
On fera donc l’expo plus tard parce que je trouve ça plus intéressant de la faire exister avec le livre. J’ai alors choisi d’exposer Florent Chavouet, que je connais depuis des années. Il n’était pas prêt à exposer, mais il m’avait dit que si je devenais directrice d’une galerie, il le ferait. C’était symbolique.
Il est très discret parce que très à part dans le paysage éditorial. Picquier, son éditeur, ne fait pas que du livre d’image donc on le voit peu dans les salons de BD.
Il a la chance de faire partie de ces artistes qui peuvent faire ce qu’ils veulent parce qu’il bénéficie du succès de Tokyo Sanpo, qui est un livre qu’on voit encore énormément en librairie. Avec le turn over actuel les livres ont une durée de vie très courte, c’est très rare de durer.
C’est vrai qu’on ne peut pas trop dater. C’est vraiment un regard de l’étranger qui arrive dans un autre pays, ce n’est pas le guide touristique. On est plutôt dans la banalité et l’émerveillement qu’on peut ressentir quand on arrive dans un pays étranger. Même acheter un truc banal au supermarché mais avec un packaging différent devient intéressant. Il parvient à captiver avec son humour, son décalage et son dessin où il va il va prendre autant de temps et de minutie à dessiner une étiquette de fruits qu’un vêtement ou un paysage.
Oui, première exposition en galerie. Il a participé à des expos collectives mais c’est sa première expo personnelle, avec uniquement des inédits créés pour l’exposition. Cela fait deux ans qu’on y réfléchit, un an et demi qu’il dessine. Ça a été difficile pour lui qui a généralement pour finalité de faire des livres ou de faire un voyage pour faire un livre. Il a eu besoin d’un cadre, donc on a beaucoup échangé et au début on était partis sur des fenêtres et l’idée regarder un endroit depuis un autre. Cette expo a été faisable aussi grâce au covid, puisqu’il devait retourner au Japon pour un autre projet qui du coup ne s’est pas fait.
Tokyo Sanpo s’est fait sur place, sur le vif. Là on est dans des univers de yokai, quelque chose de plus fantasmagorique, d’où aussi plus de scènes de nuit. Est-ce que c’est parce qu’on est dans le brouillard des souvenirs ? C’est aussi la possibilité de travailler sur une table chez soi avec de l’encre, ce qu’il ne peut pas faire en extérieur. Ce sont de nouvelles techniques, et l’appréhension du dessin de manière sédentaire. Mais il continue à utiliser le crayon de couleur, le crayon est partout, mélangé à l’encre.
C’est ce qui est intéressant. Au tout début, pour la série Intérieur yokai, il m’a envoyé une image d’un intérieur vide qui était très beau, mais il y manquait quelque chose. Pourquoi pas une présence surnaturelle? Il a juste rajouté une silhouette et après il a continué à composer comme ça. Il y a un côté très réaliste du petit détail associé à des formes très simplifiées, comme un personnage au visage très détaillé avec des bras limite comme un bonhomme bâton. Je trouve que ce mélange-là est très fort chez lui.
Il aime beaucoup le travail sur les textures et sur la matière, un parquet, les reflets de l’eau… il part de textures un peu au hasard, par exemple en frottant son crayon sur une ardoise pour représenter la mer. Une fois sa texture révélée il va retravailler à la main de façon très minutieuse chacun des petits reflets pour apporter de la profondeur. Il passe beaucoup de temps sur un dessin. Cela varie selon le format, mais certaines œuvres comme les îles ou le garage à vélo prennent des semaines.
Il a un public très varié, hétérogène. Il y a toujours chez Florent Chavouet des passionnés du Japon, énormément de gens viennent au dessin par le voyage. C’est très intéressant parce que ça crée des échanges de sensations, de souvenirs, d’émerveillement… Et il y a les passionnés de dessin.
C’est ce qui fait aussi le succès d’un livre comme Tokyo Sanpo, en plus de la qualité du traitement, de l’humour et de la qualité du dessin. Il y a aussi une passion pour le Japon en France, une fascination pour l’esthétisme japonais et leur rapport entre l’objet du quotidien et le beau.
Oui, complètement. Pour Tokyo sanpo, il avait suivi sa copine en stage à Tokyo. Il était déjà allé au Japon et il avait une passion diffuse pour l’Asie. Il a dessiné sur place pour tuer le temps et a fait Tokyo sanpo. Mais il a justement cette volonté de montrer autre chose, de ne pas aller dans les sentiers battus. Il a adoré passer du temps à Tokyo. Mais il a tenu à faire le pendant de ce livre avec un autre sur le Japon des champs qui le passionnait beaucoup plus que le Japon des villes et Tokyo. Il était très heureux d’y être allé, mais pour Manabe shima c’est lui qui a fait la démarche d’aller à la rencontre des gens.
Complètement. Parce qu’il a ce regard à l’affût et cette façon d’aller chercher le dessin. C’est pour ça que ça a été aussi compliqué de travailler sur cette expo parce que j’étais face à quelqu’un qu’il est difficile de faire asseoir à son bureau sans bouger. Il ne travaille pas forcément tout le temps en mouvement mais pour chacun de ces livres, il est allé chercher le dessin. Il a besoin de bouger, d’ouvrir les yeux, de regarder autour de lui et là, je lui demandais d’être assis, focalisé sur ses souvenirs. C’est une approche différente.
Et à chaque fois, pour Manabe shima, pour Touiller le miso, ça a été un autre voyage. Pour les haïkus, c’était un petit exercice quotidien, mais déjà en termes d’image c’est très différent et on sent qu’il n’a pas regardé la même chose que pour Tokyo Sanpo ou Manabe shima, où il s’agissait de décrire le quotidien. Là c’est plus poétique, il a ouvert les yeux sur d’autres choses, sur des textures, des atmosphères, mais en étant sur place. Ici, il s’agissait de voyager différemment, depuis chez lui.
Florent Chavouet, Là-bas vu d’ici
Du 16 décembre 21023 au 27 janvier 2024
Galerie Huberty & Breyne, 19 rue Chapon, Paris 3
Visuels :
1/3 : ©Florent Chavouet – Huberty&Breyne
2 : Amélie Payan ©J.P.
4/5 : vues de l’exposition Florent Chavouet, galerie Huberty & Breyne