Au moment où l’on s’apprête à célébrer le centenaire du surréalisme, le musée Pompidou-Metz a eu la bonne idée de consacrer une exposition – pour ne pas dire exhibition -, la première de cette importance, au psychanalyste français Jacques Lacan (1901-1981), penseur qui «fait partie de notre patrimoine intellectuel du XXe siècle», ainsi que le rappelle Bernard Marcadé, le commissaire, avec Marie-Laure Bernadac, de cette (dé)monstration.
Dans leur préface, Chiara Parisi et Laurent Le Bon évoquent les relations de Lacan avec les intellectuels et les artistes de son époque : Picasso, Joyce, Jakobson, Masson, Bataille, Leiris, Kojève, Dalí, Lévi-Strauss, Foucault. Parmi les 300 œuvres présentées figurent le Portrait de l’Infante Marguerite Thérèse de Diego Vélasquez (dont Lacan traita dans son Séminaire XIII), le Narcisse de Caravage, la Sainte Lucie de Francisco de Zurbarán, Le Faux miroir de René Magritte, une aquatinte de Picasso, Tête de femme n°3 (1939) représentant Dora Maar (compagne du peintre, talentueuse photographe à laquelle Beaubourg dédia une rétrospective et, apprenons-nous au passage, analysante du psychanalyste), sans parler de L’Origine du monde (1866) de Gustave Courbet, acquis par Lacan et sa seconde épouse, Sylvia Bataille, en 1955.
Naturellement, parmi les œuvres, tout n’est pas de premier choix. Certains artistes peuvent sembler mineurs ou un peu surévalués, sur-représentés, surexposés, hors sujet (Louise Bourgeois, Annette Messager, Claude Cahun, par exemple). Si les variations sur le tableau de Courbet sont pour la plupart lourdaudes, l’autoportrait photographique grand format de Valie Export (Aktionshose : Genitalpanik, 1969) produit toujours son effet. Les tirages d’Orlan (Vierge blanche, 1984), de Journiac (Hommage à Freud, 1972-84) tiennent la route. La page de dictionnaire détournée par Kosuth, «Titled (A.A.I.A.I.)» [nothing] (1968) n’a pas pris de ride. Les réalisations au néon de Bruce Nauman (Malice, 1980), François Morellet (Néons avec programmation aléatoire, 1967) et Raymond Hains (Nœud borroméen, selon Lacan, 2005) sont splendides.
L’agencement des espaces, pour une fois, n’est pas chronologique, mais analogique, suivant le principe des associations chères à Freud comme à André Breton. La visite est « une traversée des notions spécifiquement lacaniennes » des expressions, jeux de mots, calembours, formules, aphorismes, trouvailles, signifiants, assonances, doubles sens, babillages, lapsus restés célèbres : le stade du miroir, lalangue, le nom-du-père, l’objet petit a, regard, L’Origine du monde, Les Ménines, la femme n’existe pas, mascarades, l’anatomie n’est pas le destin, il n’y a pas de rapport sexuel, jouissances, topologies. Tout se passe comme si les artistes avaient été chargés par les organisateurs – et les initiateurs de la manifestation, les psychanalystes Paz Corona et Gérard Wajcman – d’illustrer ces thèmes.
Parmi les artistes, il y a Lacan en personne, avec ses mots d’esprit à la Allais, ses concepts à la Duchamp (lequel avait publié dans sa jeunesse des dessins humoristiques dans les journaux illustrés Le Rire, Le Témoin et Le Courrier français) et ses nœuds borroméens, ses chaînes et ses tétraèdres, sa proximité avec les surréalistes André Masson et Salvador Dalí (voir son poème «Hiatus irrationalis» publié par Le Phare de Neuilly en 1929 et ses textes sur la paranoïa parus dans Minotaure dès le premier numéro, en écho à la «méthode paranoïaque-critique» du peintre catalan), la théâtralité de ses discours et de ses conférences. Ses lettres sont d’une écriture fluide et agréable à lire. Une d’elles, destinée à Foucault, fait allusion à Magritte en ces termes : «Ceci n’est pas une pipe… J’adore ça.» On ne sait s’il parle du tableau, du faux-semblant ou de la duperie de l’art dont traite L’Escamoteur de Bosch ou du plaisir masculin. Toujours est-il que les commissaires ont établi le lien Magritte-Warhol en diffusant en boucle un extrait du film Blow Job (1963).
Au Centre Pompidou Metz jusqu’au 24 mai 2024. Informations et réservations.
Visuel : Gustave Courbet, L’Origine du monde, 1866, Paris, musée d’Orsay
Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski