C’est la première grande exposition qu’un musée français dédie à la peintre américaine Dana Schutz. Née dans la banlieue de Detroit, cette artiste nous immerge dans de grandes peintures carnivores et colorées qui sont exposées au premier étage du Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
Attention les yeux. L’exposition dédiée à Dana Schutz n’est pas une « petite exposition ». C’est la première de cette importance en France pour une artiste américaine quadragénaire qui a choisi la matière et les turbulences de la peinture (et de la fonte pour la sculpture). Alors que le grand public fait la queue au rez-de-chaussée pour se plonger dans la nostalgie de Nicolas de Staël, on peut s’aventurer au premier étage et se retrouver plongé dans un cycle fantastique.
Tout commence par une petite dame blonde qui ressemble fort à l’artiste (avec les cheveux plus raides) et dont le visage est déformé par la morve. Intitulée Sneeze, avec son grand fond bleu rêveur et son visage grotesque au centre, cette toile carrée et de taille modeste (50×50) condense le grotesque existentiel de la peintre. La matière projetée sur la toile est une quête, une recherche, riche d’humour, de lucidité et aussi de références culturelles et humaines intemporelles. Au fur et à mesure qu’on parcourt l’exposition, les œuvres semblent grandir. Dana Schutz nous happe dans une comédie humaine digne de l’expressionnisme européen du début du siècle dernier. En effet, même si le réalisme postmoderne des œuvres de Dana Schutz fait immédiatement référence à Alice Neel ou Alex Katz, c’est plutôt Ensor qu’on retrouve dans sa grande toile Présentation (2005, Moma), Munch ou même Kirchner.
Le Monde visible, titre de l’exposition, c’est aussi une toile de 2018 où une silhouette surréaliste aux yeux verts, allongée, sexe féminin vers l’avant, pointe dans la pénombre vers un sol où elle sombre bien ancrée. Il y a autant de Max Ernst que de Frida Kahlo dans cette toile intense, qui semble pasticher la fameuse scène où Aristote pointe vers la matière de ce monde dans L’École d’Athènes de Raphaël. La peinture de Dana Schutz est en effet aux antipodes de l’idéalisme et les cerveaux de ses personnages se montrent parfois même en matière superposée sur la toile, si bien qu’en fin de parcours, la sculpture, noire et également très expressive, semble sortir naturellement des toiles.
Il y a de la ferveur dans l’art de Dana Schutz, mais aussi de l’humour. Notamment dans ses tableaux de groupes humains qui semblent pasticher Le Radeau de la Méduse pour nous faire réfléchir aux folies de la vie en société : les hommes en costumes de La Retraite semblent jouer à Koh-Lanta chez Gauguin, des marcheurs sont massés sur le haut d’une montagne, au-dessus de minuscules échelles, et les artistes sont des sportifs porteurs d’os blancs… Le parcours généreux et circulaire du musée d’art moderne permet de s’immerger dans ce monde riche d’émotions, de symboles et de mouvements. Dana Schutz est une artiste qui s’inscrit dans la grande tradition de la peinture en 2023, en s’appuyant sur des mythologies aussi féroces que personnelles.
« Dana Schutz, Le Monde visible », Musée d’Art moderne de Paris. Du 6 octobre 2023 et 11 février 2024.
Visuels
Sneeze, 2001
Presentation, 2005
Mountain Group, 2018
The Visible World, 2018
© 2023 Dana Schutz. Courtesy of the artist, CFA Berlin, Thomas Dane Gallery and David Zwirner
Photos : Jason Mandella