Au Palais de Tokyo, la Maison Francis Kurkdjian transforme le parfum en expérience artistique totale. Entre roses de porcelaine, casques de réalité virtuelle et chocolats au cœur chaud, cette rétrospective immersive prouve que l’odorat est bien le dernier territoire de résistance face aux machines. Une promenade olfactive vertigineuse qui réveille tous nos sens endormis.
« Les deux derniers sens de l’humanité que ne peuvent pas exercer les machines : le goût et l’odorat. » C’est une phrase qui résume bien l’intensité du parfumeur Francis Kurkdjian. Son parcours ne commence pas dans les laboratoires de Grasse en blouse blanche. Entre quatorze et vingt-et-un ans, il fut en effet danseur soliste de la Compagnie Versailles Soleil. Cette expérience du corps, de l’espace et du mouvement marque profondément sa vision du parfum comme art total. Passé par l’École internationale de parfumerie ISIPCA, il est tout juste diplômé quand il crée Le Mâle pour Jean-Paul Gaultier en 1995 à vingt-six ans…
Sa gourmandise et sa sensibilité le poussent vers des territoires inexplorés : des parfums qui dépassent le « sent-bon » (on adore son parfum d’ambiance « Memoria della terra » ou qu’il nous rappelle qu’au XVIIIe siècle on utilisait l’urine pour retenir le parfum sur les gants) et qui sont le fruit de recherches historiques, chimiques et même technologiques sur les odeurs.
Sa démarche est aussi celle d’une étude artistique qui l’amène à collaborer avec des commissaires d’exposition (Jérôme Neutres pour cette rétrospective, Laurent Le Bon auparavant pour « Versailles off »), mais aussi avec des artisans et artistes : le scénographe Cyril Teste, la pâtissière Anne-Sophie Pic, le plasticien Wan Liya ou encore Sophie Calle pour qui il a créé « L’odeur de l’argent ». Kurkdjian sort définitivement le parfum du flacon – et de sa fonction décorative – pour le hisser au rang d’œuvre d’art à part entière. Et c’est assez beau à voir sur le temps long des trente ans, surtout quand c’est lui qui opère la visite !
« On ne parle pas d’un parfum sans le sentir », affirme le commissaire Jérôme Neutres. Le Palais de Tokyo se transforme donc en expérience sensorielle à 360 degrés avec une scénographie immersive extrêmement élaborée. Dès l’entrée, le visiteur reçoit un classeur où ranger les bandelettes de test des douze parfums qu’il collectera au fil du parcours – des « touches à sentir » qu’il est possible d’emporter pour prolonger l’expérience de visite. D’autres diffuseurs libèrent automatiquement des senteurs dans l’espace, créant de véritables immersions olfactives.
On traverse une partie des Jardins de Versailles reconstitués par les odeurs et éclairés à la bougie, une salle de spectacle évoquant l’opéra et la musique, et un espace est dédié à l’univers de la photographe Christelle Boulé qui capture en images la matière invisible des parfums. Le dispositif culmine avec un casque de réalité virtuelle qui synchronise vision et olfaction, libérant du parfum au moment précis où des images grandissantes que nous ne divulguerons pas nous enveloppent. Une synesthésie complètement chavirante et une immersion dans ce que les arts peuvent faire aux sens.
L’exposition s’ouvre sur « Éclats de rose », installation spectaculaire exposée précédemment au West Bund Design de Shanghai. Une route de la soie composée de roses blanches en porcelaine serpente dans l’espace, évoquant à la fois la fragilité de la fleur et son statut mythique. Ces roses presque sans couleur possèdent pourtant une présence incroyablement gourmande, comme si leur blancheur de porcelaine concentrait toute leur essence olfactive.
L’installation dialogue avec « À la rose », le parfum créé en 2014 pour la collection « Voir et être vu ». Plus loin, c’est la rencontre avec la rose que Marie-Antoinette tient dans son portrait par Élisabeth Vigée Le Brun et qui devient le fil conducteur d’une méditation sur la royauté, la féminité et le pouvoir de séduction.
Le château de Versailles hante l’œuvre de Francis Kurkdjian. Au-delà de ses années de formation comme danseur puis parfumeur, le lieu devient le théâtre de ses expérimentations les plus audacieuses. Entre 2004 et 2014, il y développe plusieurs projets qui fusionnent parfum et patrimoine. « Le Roi danse », inspiré du bosquet de la salle de bal, rend hommage à sa double vie de danseur et de parfumeur. Pour Laurent Le Bon en 2006 et 2008 lors de « Versailles off », il conçoit des bougies parfumées à double mèche mêlant iris et poudre de maquillage, reconstituant l’atmosphère poudreuse et sensuelle de la cour.
Mais c’est avec « Sillage de la reine » (2004-2005) qu’il pousse le plus loin son travail d’archéologue olfactif. Pour recréer un parfum destiné à Marie-Antoinette, il sélectionne des ingrédients au plus proche de l’époque, avec des proportions inspirées des recettes du XVIIIe siècle. Il expose une paire de gants parfumés, rappelant que les gantiers de Grasse – capitale du cuir avant celle du parfum – traitaient leurs peaux dans des cuves contenant de l’urine de cheval et de porc (abandonnées ensuite au profit de l’ammoniaque).
Une fontaine distille de l’eau à la fleur d’oranger : Kurkdjian nous rappelle que jusqu’au XVIIIe siècle, l’eau de Cologne était un parfum à boire, brouillant joyeusement les frontières entre cosmétique et gastronomie, entre dedans et dehors du corps.
Le parcours culmine dans une explosion sensorielle autour du parfum créé pour Baccarat et à laquelle participe Anne-Sophie Pic. La pâtissière a créé des chocolats au cœur chaud qui diffusent leurs arômes en harmonie avec les parfums de Kurkdjian – la gourmandise comme art total. La scénographie de Cyril Teste déploie autour de cette collaboration une mise en scène spectaculaire jouant du rouge, de l’or et du cristal. Au centre l’installation qui imite le cristal nous fait littéralement entrer dans un lingot d’or. La musique enveloppe l’espace transformant la dégustation en performance synesthésique.
Ici se réalise pleinement la vision de Francis Kurkdjian : un art total où le parfum, remis au centre du musée en lieu et place de la sculpture ou de la peinture, dialogue d’égal à égal avec tous les autres arts.
Visuels in situ (c) elephant et YH