« Éloge de la photographie anonyme », la grande histoire de l’intime se dévoile aux Rencontres de la Photographie à Arles

Voyeurisme

À l’étage, nous découvrons d’abord des boîtes rangées par thèmes. Le « X » attire les visiteurs et visiteuses. On y voit des femmes, essentiellement : accrocher une jarretelle, ou rire aux éclats à la vue de la personne aimée, ou en tout cas, désirée. Dans ce temple de la photographie vernaculaire, le cul, l’amour et le désir tiennent une belle place. C’est dans les moments les plus durs, ceux où le manque dévore, que les images sont les plus puissantes. Il y a ce mémento, envoyé en 1940 à un soldat du front, qui présente, sous un cadre, une photo d’un demi-corps, robe relevée pour en montrer le sexe, et à côté, dans une enveloppe, les poils pubiens de la protagoniste, amoureuse de son soldat parti bien loin d’elle. Il y a aussi tout ce qui ne se raconte pas en public, les obsessions BDSM notamment. Un Zorro majestueux se dresse devant nous, jambes bottées. Par là, un corps de femme ligoté de cordes. Mais les photos personnelles ne sont pas toutes obsédées par le sexe : on trouve aussi la trace d’un amour fou, au romantisme superbe. Nous sommes en 1929. Jean est un jeune Parisien, employé dans une société de bourse. Il rencontre Rose, venue suivre des cours de coiffure avant de partir pour Tahiti. Quelques mois ensemble, puis elle s’en va. Après son départ, il retourne dans les lieux qu’ils fréquentaient. Il photographie systématiquement. Sur chaque image, il marque d’une croix rouge l’endroit précis où il et elle se tenaient.

Grandes histoires

Cet ensemble dément montre à la fois la diversité du geste, des sujets photographiés, et de la forme. On se retrouve, là, dans ce cloître où des hommes ont marché au XIIIᵉ siècle, à regarder droit dans les yeux un visage daté de 1850. C’est renversant. On avance, et on découvre la star de cette exposition, la seule, la vraie, celle dont tout le monde parle en sortant : Lucette ! Comment ça, vous ne connaissez pas Lucette ? On vous la présente avec joie. On ne sait pas pourquoi, mais à l’orée de la cinquantaine, visiblement libre, et pendant vingt-cinq ans, Lucette a participé à des voyages organisés. De 1954 à 1977, elle pose, infatigable, toujours de la même façon, le visage heureux mais fermé, et derrière elle, la vue de l’escale du jour. On se croirait face à une œuvre de Roni Horn, la reproduction de ce personnage semble irréelle tant elle est toujours identique, comme si le temps et l’espace n’avaient pas de prise sur elle.

Prendre la pose

Cette exposition est aussi impressionnante par son idée même, montrer la photo amateur au cœur du plus grand festival de photographie professionnelle, que par ses motifs et esthétiques. On ne l’a pas encore écrit, mais il y a là des prises de vue parfaites, des visions de ce qu’un cadre et une construction peuvent dire. Tel ce couple. Est-ce une photo posée ? On le dirait. Mais posée pour qui ? Le couple est nu. Il s’embrasse passionnément. Elle est assise sur lui, il la retient de ses deux bras. L’image est presque en couleur, la tendance est à l’autochrome, cette méthode qui, au début du siècle dernier, permettait de coloriser les clichés. Il y a cette sensation d’être là au bon moment, face à l’attentat contre le roi d’Espagne, rue de Rivoli en 1905. On y voit Paris désert et, à gauche du cadre, un cheval mort, à terre. Plus loin, nous assistons à un autre Paris, plein à ras bord des badaud·e·s venu·e·s dire adieu au cercueil de Victor Hugo. Et plus tard, nous voilà dans une tranchée, à regarder de près la vie d’un poilu en 1915.

Trouver ce que l’on ne cherche pas

On sourit aussi, face au délire gentiment pervers de ce pharmacien des années 50 qui avait caché son objectif derrière son comptoir. Là, c’est la France d’une époque, dans ses looks et ses coiffures, qui vient se faire soigner ou prendre conseil. Ce qui est exposé est un fragment de l’immense collection de Marion et Philippe Jacquier. En sortant d’Éloge de la photographie, on réalise avoir parcouru 120 ans de ce médium, saisi le siècle dans ses guerres et ses envies de modernité. On a la sensation d’avoir mis, nous aussi, la main dans les cartons des puces, au petit matin, pour trouver ce qu’on ne cherchait pas.

Il y a Arles, ses installations majeures (Nan Goldin), et ses rétrospectives qui vous sidèrent (Claudia Andujar, Louis Stettner), mais cette exposition-là dénote dans l’ensemble de la programmation. Elle est autant à contretemps que dans l’air du temps, dans une poétique du sensible qui vous touchera, si vous prenez le temps d’observer chacun de ces clichés un par un, lentement.

Summary in English:

Voyeurism, tenderness, obsession. This exhibition at the Rencontres d’Arles explores 120 years of vernacular photography through the staggering private collection of Marion and Philippe Jacquier. From BDSM fantasies and romantic mementos sent to soldiers at war, to the fascinating constancy of Lucette’s touristic portraits over 25 years, each photo carries a fragment of time, love, or loss. Between erotica, history, and the sublime triviality of amateur photography, this show stands out by its emotional power and its quiet resistance to the codes of institutional art. It asks: what does it mean to photograph what we don’t yet know we’re looking for?