Après Kaili Blues (2015) et Un grand voyage vers la nuit (2018), le réalisateur chinois Bi Gan passe un cap avec son nouveau film Resurrection. Dans une œuvre fleuve et labyrinthique présenté au Festival de Cannes, il livre une vraie odyssée onirique qui risque de diviser les spectateurs.
Il faut commencer par là. Dans ce film, il y a d’abord quelque chose qui remonte à l’essence primitive du cinéma, de son effet sur la foule. Devant l’écran, il semble que nous sommes pris par des sensations inconnues et que le film nous offre le luxe de pouvoir jouir à nouveau de la surprise. Saisi.e.s par le son, fasciné.e.s par l’image, happé.e.s par le mouvement : le film est hypnotique, avant tout. En sortant de la salle, avant d’aller benoîtement vaquer à ses occupations, il faut bien prendre le temps de digérer ce qui vient de nous arriver.
Et même si l’expérience peut être rébarbative à certains moments, elle est loin d’être inintéressante, ne serait-ce que pour ce vertige qui existe par ces images et ce rêve même qu’elle propose. Ne serait-ce que pour ce petit quelque chose qu’Herman Melville, dans la bouche d’Ismaël, voyait en Moby Dick : « Une idée terrible, indescriptible toutefois, mais qui, par son intensité, dépassait parfois tout le reste ; quelque chose de mystique, voire d’ineffable, qui désespérait l’entendement.»
C’est une sorte de poème. Une traversée de cinq histoires presque indépendantes les unes des autres avec comme fil rouge le cinéma. Le film commence dans une forme de cinéma muet, avec une femme incarnée par Shu-Qi, l’actrice fétiche du réalisateur taïwanais Hou Hsiao-Hsien. Elle capture un des rares rêveurs de son monde et le ramène chez elle. Il est monstrueux : une sorte de mélange entre le Bossu de Notre-Dame et Fantômas. À ceci près qu’à l’intérieur de lui, il a un projecteur de cinéma. Une belle image qu’on a à peine le temps de savourer, car dès lors le récit s’emballe et le rêve commence.
On voit toute la virtuosité du réalisateur Bi Gan. Les différentes citations (les frères Lumière, Méliès, Murnau…) vivent dans le film sans jamais déranger le spectateur et, que dire de ce plan-séquence de 25 minutes baigné de rouge où nous suivons deux tourtereaux dans les ruelles d’une ville grimpante et serpentine. Il y a de quoi se tenir debout, dressé sur son siège, en applaudissant des deux mains et en criant au génie, mais, malheureusement, cela pourrait paraître déplacé dans un endroit comme un cinéma. Aussi, nous vous le déconseillons, bien que cela soit très tentant.
Chacune des histoires de Résurrection est dédiée à un sens et est diamétralement opposée à la précédente. Pourtant il y a bien une logique, celle du temps : le film nous offre une petite traversée du XXᵉ siècle, même si tout s’enchaîne comme dans un rêve. À le raconter, d’ailleurs, on pourrait s’y méprendre. La première histoire est celle consacrée à l’ouïe. Dans une ambiance très sombre typique des films noirs des années 1930, on y voit se débattre un joueur de thérémine, un indic nain et un enquêteur tortionnaire qui finira par se crever les tympans. Et pourquoi pas ?
Une vingtaine d’années après, la deuxième, celle du goût, se passe dans un temple bouddhiste, avec un homme qui rencontre l’incarnation de l’aigreur après avoir léché de l’urine. Dans les années 70, la troisième, celle de l’odorat, où une relation père-fille touchante se teintera d’arnaques avec des tours de magie. Et la dernière, enfin, la plus impressionnante, se déroule la nuit du réveillon de l’an 2000, et mêle idylle, mafia et vampire. Un mélange pour le moins bigarré, il faut l’avouer.
Le rêve ici n’est pas surréaliste, il est plutôt kafkaïen : profondément absurde, complexe et inexplicable. Et cela a de quoi laisser circonspect, car il faut déjà y entrer. Durant les 2 h 40 de Résurrection, il est possible de trouver le temps long et l’expérience pénible. Le film, il est vrai, peine parfois à retenir l’attention. On y erre sans savoir où l’on va, passant d’un monde à l’autre, au fil d’un scénario qu’il est parfois bien difficile de comprendre, à travers les bizarreries, les incohérences et les émotions intenses. Mais est-ce le plus important ? La vraie question que pose le film est sans doute celle-ci : peut-il en être autrement d’un film qui se revendique véritablement du rêve ?
© Films du losange