Voir ou revoir Palombella Rossa aujourd’hui renforce l’effet de décalage, au centre du film. Réflexion désenchantée sur l’engagement, la peur et, malgré tout, sur ce qui tient une société ensemble, Palombella Rossa nous rappelle l’importance du jeu collectif et de la confiance. Le film date de 1989 et, dans l’Europe de 2025, il prend une résonance plus forte encore.
Le film s’ouvre sur l’accident de voiture de Michele (Nanni Moretti) : aucune dramatisation, la séquence suivante nous le montre chez le kiné, légèrement hébété mais en bonne forme physique. Mais sa mémoire flanche. Soudain, il ne sait plus qui il est, ni où il va. Joueur dans un club de water-polo, il met un temps à retrouver ses réflexes et à retrouver le sens des règles du jeu. La sensation de l’eau, en revanche, lui est familière. Fleuve Léthée, liquide amniotique réconfortant, ventre maternel, les métaphores aquatiques ne manquent pas. Dans L’eau et les rêves (1942), Gaston Bachelard souligne la puissance de désir que porte l’eau.
C’est ce désir, cette envie qui font défaut à Michele, comme à l’arrêt. Le corps et l’esprit flottent, au gré de réminiscences liée à l’enfance. Monde enchanté, où l’on peut nager au milieu des publicités pour de merveilleux gâteaux colorés (on connaît le goût de Nanni Moretti pour la Sachertorte). La figure maternelle imprègne ces scènes, souriant avec indulgence à son fils qui refuse d’entrer dans l’eau, ou bien lui séchant énergiquement les cheveux avec une serviette.
Qui est-il, dans ce monde étrange ? En tombant sur une vieille lettre, Michele s’écrie, réponse limpide : « Voilà ce que je suis, je suis un communiste ». Mais que signifie cet engagement à présent ? Qu’est-il arrivé aux idéaux du PCI, qui voulait transformer la société et les rapports de classes ? Dix ans se sont écoulés, et Michele ne parvient pas à recoller les morceaux. « Vous êtes entre deux eaux, vous manquez d’identité. Vous avez au moins trois âmes » lui lance son entraîneur de water-polo avec ironie. Vous, les communistes, les humanistes, les idéalistes, ceux qui cherchent le sentiment du semblable. Tout en préservant sa différence, son originalité. Epineuse équation. Par le sport, la tactique, peut-on retrouver, partiellement, ce sens du collectif ? Dans le groupe, Michele se trouve toujours un peu à la marge, pas complètement dans le jeu encore.
Quelques apparitions viennent le visiter comme en rêve : des travailleurs en colère, un vieux sage, un jeune catholique centriste. On note l’apparition amicale du cinéaste Raoul Ruiz. L’univers onirique de ce Palombella Rossa, nonchalant et (désen)chanté, s’accorde bien avec le cinéma de Ruiz. A intervalles réguliers, l’action s’interrompt, Michele et son équipe tombant en arrêt devant une télévision où passe Docteur Jivago (David Lean, 1965), film ample et romanesque sur l’amour manqué.
La démocratie est fatiguée. Dans le stade, le public peine à s’enthousiasmer et ne chante que sporadiquement. Casque sur la tête, regard fixe ou flou, Nanni Moretti s’interroge et nous interroge doucement : quelle action possible dans ce monde ? comment éprouver un sentiment de totalité ? L’eau agit tantôt comme un révélateur de solitude, avec la froideur de la piscine, les sons assourdis, tantôt comme un lieu de vie et d’échanges. L’un ou l’autre, un lob raté ou un lob réussi. Entre les deux, la frontière est ténue et l’espoir bien mince.
Palombella Rossa est un beau film d’amour déçu pour la politique. Le revoir dans le contexte actuel, où l’Europe se trouve en si grand péril, est extrêmement intéressant.
Palombella Rossa, de Nanni Moretti, Italie, 1989, 1h27, avec Nanni Moretti, Silvio Orlando, Mariella Valentini, Asia Argento. Malavida. En salles à partir du 3 septembre 2025.
visuel : affiche Palombella Rossa © Malavida