8 ans après Visconti, François Ozon s’attaque au monument littéraire d’Albert Camus, l’Étranger. Avec Benjamin Voisin dans le rôle de Meursault, le réalisateur propose une relecture sobre et intellectuelle du roman culte, tournée en noir et blanc. Un choix radical qui met le spectateur à distance et fait résonner avec force la dimension politique de l’œuvre.
Meursault enterre sa mère, il ne pleure pas, ne manifeste aucune émotion. Le modeste employé provoque malgré lui, la réprobation de ceux qui l’entoure…
Alger 1938, Meursault semble hors du monde. Il entame une liaison avec Marie, alias Rebecca Marder, boit des coups avec Raymond Sintès, un petit mac sans envergure, mais fort en gueule, joué par l’incroyable Pierre Lottin. Et puis un jour, sur la plage, sous un soleil de plomb, c’est le drame…
Adapter au cinéma « L’étranger » d’Albert Camus, c’est un peu comme gravir l’Himalaya… Écrit en 1938, mais publié seulement en 1942, vendu à plus de 10 millions d’exemplaires, ce roman s’est imposé comme l’une des œuvres les plus importantes et les plus énigmatiques de la littérature française du XXème siècle.
En 1967, Luchino Visconti « s’attaque au monstre ». Mais le réalisateur n’est pas satisfait de son film, il aurait préféré un Alain Delon pour jouer Meursault, les studios lui ont imposé Marcello Mastroianni. Le film est un échec public. 58 ans plus tard, c’est François Ozon qui propose sa vision de l’œuvre, il choisit pour jouer ce personnage mythique, Benjamin Voisin, son David du film « été 85 » sorti en 2020. Un contre-emploi pour cet acteur plutôt extraverti et solaire. Benjamin a joué le jeu, s’isolant même de ses partenaires et du reste de l’équipe pendant le tournage, pour mieux ressentir son personnage… Il explique : « J’ai essayé d’aller aux deux premières fêtes du tournage, c’était catastrophique… ben oui, c’est le jeu social, alors que moi je n’avais rien à dire à personne… J’ai tenté pour la première fois de ne pas jouer, il n’y avait pas d’arrêt pour moi entre coupez et action… »
Globalement fidèle au roman, François Ozon a malgré tout, pris quelques libertés. Il le dit lui même : « Par essence dans toute adaptation, il y a une part de trahison ». Il insuffle une dimension plus incarnée, plus humaine, aux deux personnages féminins : La sœur de l’Arabe, qui n’a pas de prénom dans le livre, s’appelle Djemila dans le film et Marie Cardona, l’amoureuse de Meursault, simple dactylo souriante chez Camus, devient une jeune femme indépendante, lucide et libre.
Rebecca Marder l’incarne pleinement et explore pour la première fois un rôle tout en sensualité : « C’est comme si François m’avait offert un corps (Rire…). Dans le film il y a des scènes charnelles qui sont nécessaires au récit, elles sont présentes aussi dans le roman. Elles étaient nécessaires, car elles racontent Meursault, elles racontent qu’il s’abandonne, dans ces moments charnels et que c’est dans l’amour qu’il est le plus présent avec elle. Moi je pense qu’il est complètement sincère et c’est pour cela que Marie est amoureuse et reste amoureuse… »
Meursault est une énigme et pas que pour Marie. Qui est-il ? Un psychopathe insensible, dangereux ? Un déçu de l’humanité qui se protège pour ne pas souffrir ? C’est un être hors du temps en tout cas, qui ne joue pas le jeu social et accepte d’en payer le prix. Albert Camus est toujours resté très mystérieux, il n’explique pas Meursault, ne lui donne même pas de prénom, il le laisse face au lecteur, qui doit se faire sa propre opinion.
Ce qu’il décrit merveilleusement et avec précision en revanche, c’est la sensualité, la lumière de l’Algérie, sa chaleur, ce soleil impitoyable qui aveugle et rend fou.
Le choix radical du noir et blanc
Et pourtant, François Ozon prend le parti pris étonnant de tourner en noir et blanc.
Ce choix très personnel, on peut le regretter parfois. Il nous prive de cette sensualité brute et charnelle qu’apporterait peut-être la couleur, celle d’un soleil brûlant, de la chaleur des corps, suants, étouffant jusqu’au malaise. Mais il faut reconnaître que cette lumière froide, ces beaux plans parfaits, ont l’avantage de mettre immédiatement le spectateur « à distance ». On n’est pas adouci, rassuré par une atmosphère chaleureuse, ardente ou passionnée, on entre dans l’histoire non pas avec le corps, l’émotion, mais bien comme Meursault, avec l’intellect. Le film de François Ozon a cette force là.
Allez voir « L’étranger » c’est aussi s’interroger sur l’absurdité de la vie, replonger dans l’histoire de la colonisation française, prendre conscience du malaise qui existait alors entre les deux communautés. Le réalisateur émet l’hypothèse que, inconsciemment et même s’il l’a toujours réfuté par la suite, Camus annonce dans son roman les prémices de la guerre d’Algérie.
C’est un film politique, qui résonne fort aujourd’hui.
On peut terminer par les mots de Camus : « Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle… »
L’Étranger – Drame français de François Ozon avec Benjamin Voisin, Rebecca Marder, Pierre Lottin, Denis Lavant, Swann Arlaud – 120 min – Sortie le 29 octobre 2025
visuel (c) Carole Bethuel / Gaumont