Pas la seule, pas la première fois qu’on porte à l’écran Белые ночи / Les Nuits blanches, roman sentimental, souvenir d’un rêveur (1848) de Fiodor Dostoïevski. Avant Robert Bresson, Luchino Visconti l’avait adapté à sa façon, en 1957, à Cinecittà avec le couple Marcello Mastroianni-Maria Schell. Plus récemment, Paul Vecchiali tourna sa version, Nuits blanches sur la jetée (2014) à l’aide d’un appareil photo et d’un iPhone, à Sainte-Maxime.
Selon Macha Méril, qui avait proposé à son mari, le grand producteur Gian Vittorio Baldi, ainsi qu’à la RAI de travailler avec Robert Bresson, le manque d’inspiration de celui-ci, une fois sur le chantier – sur le Pont-Neuf où se situe l’action de Quatre nuits d’un rêveur (1971) – fut tel que le tournage dura seize semaines au lieu des quatre prévues. Le Pont-Neuf a-t-il porté poisse à Bresson comme, vingt ans plus tard, à Carax? En tout cas, le film de Bresson n’obtint de récompense ni à Cannes ni à Berlin. Carlotta Films l’a restauré et présenté à Cannes Classics l’an dernier.
Mais, bien que ce ne soit pas un chef d’œuvre comme presque, sinon tous, ses autres longs métrages, la bande se laisse voir, ne serait-ce que pour la lumière et les teintes du Paris by night – péniches passant sous le pont huit ans avant celle du court métrage Aurélia Steiner de Duras – captées par le chef op Pierre Lhomme et le jeu des comédiens, Guillaume des Forêts (Jacques) et Isabelle Weingarten (Marthe). Nous disons bien comédiens – et non modèles – car le réalisateur ne cherche jamais ici à faire d’effet particulier de mise en scène. Il se limite à la mise à plat, comme le peintre, son héros. Aucun tic, aucun maniérisme, aucun défaut de diction exploité, souligné, gardé au montage.
Bresson ne se moque ni du monde, ni de la littérature. S’il égratigne la peinture avec le discours sur l’art moderne tenu par un camarade de Beaux-arts du héros, il se moque ouvertement de ce cinéma qu’il distingue du cinématographe – cf. la scène d’avant-première de film substituée à la soirée à l’opéra de la nouvelle avec la projection d’un polar de série B déceptif. Jacques peint des visages féminins dans le style pop de l’époque, usant d’aplats de couleurs franches sortant du pot au lieu de faire dans le concept, comme son copain.
Notons quelques différences entre le film et la nouvelle : le prénom de l’héroïne (Marthe au lieu de Nastenka); le récit à la troisième personne (le narrateur est sans nom chez Dostoïevski); le point de vue du personnage féminin aussi important que celui du narrateur ; la transformation de la babouschka de Nastenka en mère de l’héroïne… Bresson a épuré, enlevé les très longs monologues de la version originale, mais gardé l’essentiel. À savoir l’amour désespéré de l’une puis de l’autre que résume cette réplique de l’héroïne de la nouvelle de Dostoïevski inspirée de celle de Mérimé, Carmen (publiée un an auparavant): «Prenez garde (…) ne devenez pas amoureux de moi.»
Visuel : Guillaume des Forêts, image du film