« Mama » à Cannes : Rencontre avec la réalisatrice Or Sinaï et l’actrice Evgenia Dodina

Yaël : Je sais combien de langues vous parlez, mais quelle est votre relation avec la Pologne, et avec le cinéma polonais ?

Or Sinaï : Le film devait initialement se tourner en Ukraine. Nous avions déjà du financement et un coproducteur. Puis la guerre a commencé, notre coproducteur est parti à l’armée. On a dû chercher un autre lieu et on a trouvé un coproducteur en Pologne, ce qui a aussi aidé financièrement. Ça a finalement renforcé l’histoire, notamment autour de la question de l’avortement.

Yaël : Mais l’histoire n’a rien à voir avec la Pologne ?

Or Sinaï : Non. Quand on parle de coproduction Pologne-Israël, on pense souvent à un film sur l’Holocauste, mais ce n’est pas le cas. Je n’avais aucun lien avec la Pologne avant, mais maintenant oui.

Evgenia Dodina : Pour moi, le polonais était la langue la plus facile parce que je suis née en Russie blanche, c’est très proche. J’avais commencé à apprendre l’ukrainien, mais ce n’était pas évident, surtout avant la guerre, car l’Ukraine n’était pas prête à entendre du russe dans un film.

Yaël : Comment vous êtes-vous rencontrées ?

Or Sinaï : Evgenia est une grande actrice en Israël, pour moi la meilleure. J’étais étudiante et je rêvais qu’elle joue dans mon film, mais j’étais trop timide pour l’appeler. J’avais auditionné toutes les actrices de mon âge sans succès, puis quelqu’un m’a conseillé de la contacter. Elle a aimé le script et c’est ainsi qu’on s’est rencontrées.

Evgenia Dodina : J’ai lu le script, je suis tombée amoureuse du personnage. C’est une façon très intéressante et controversée de développer un rôle, ce que j’ai trouvé dans Anna.

Yaël : Le personnage d’Anna est noble, presque princier, mais aussi issue d’une famille modeste qui choisit l’exil. Comment avez-vous gardé ces nuances ?

Evgenia Dodina : C’était une décision commune. Ça nous a pris beaucoup de temps et d’énergie pour trouver les petites choses justes, comme la coiffure, qui donnent vie au personnage.

Yaël : Anna est très contrôlante, mais aussi pleine de vie. Comment avez-vous exprimé cette contradiction ?

Evgenia Dodina : C’est la nature humaine. C’est une femme, une mère, une amie, une amante, qui doit gérer tous ces instincts. C’est une lutte constante.

Or Sinaï : Je suis contente que vous disiez ça, parce que nous voulions vraiment montrer ce personnage sous un angle nouveau. On voit souvent les travailleuses immigrées comme pauvres et sacrifiées, mais c’est beaucoup plus complexe.

Yaël : Ce phénomène d’immigration féminine est-il commun en Israël ?

Or Sinaï : Oui, j’ai parlé à beaucoup de femmes en Israël, en Ukraine et en Europe, et cela continue malheureusement.

Yaël : Comment avez-vous choisi ce sujet ?

Or Sinaï : J’ai grandi dans une famille patriarcale. Quand une travailleuse immigrée ukrainienne est arrivée chez nous, elle est devenue la nouvelle femme de la maison. Ça m’a fasciné. Elle était drôle, proche de mon âge, avec une vie riche et des histoires sur sa famille et son amoureux en Israël. Ça a déclenché mon envie de raconter cette histoire.

Yaël : Vous avez commencé avec un court métrage, puis un long. Comment la Fondation vous a-t-elle aidée ?

Or Sinaï : J’aurais aimé que ce soit plus organisé, mais la créativité est parfois irrationnelle. J’ai travaillé sur ce projet cinq ans. La Fondation cinéphile a vraiment ouvert des portes et soutenu mon progrès, ils étaient présents à la première, ce qui était très important.

Yaël : Votre film a une esthétique qui semble proche du cinéma polonais ou russe. Quelles sont vos inspirations ?

Or Sinaï : J’admire beaucoup le cinéma roumain, en particulier Cristian Mungiu. J’adore sa façon de filmer les personnages. Ma comédienne Mila est incroyablement talentueuse, et j’ai voulu que le public vive le film à travers elle, de très près.

Yaël : Pourquoi êtes-vous le seul film israélien sélectionné à Cannes ? Y a-t-il un biais ?

Or Sinaï : Personne ne le dit clairement, mais je comprends que c’est compliqué d’avoir un film israélien. Ce qui se passe en Israël est terrible, mais il faut séparer le gouvernement des citoyens. J’espère que le cinéma sera un pont et non un nouveau champ de bataille.

Yaël : Parlez-nous des images fortes dans le film.

Or Sinaï : C’est très subjectif, mais je veux que le film parle pour lui-même. Je ne veux pas que mon identité israélienne influence la perception. Mon seul but est que les spectateurs ressentent de l’amour pour les personnages.

Yaël : Comment s’est passée la projection ?

Or Sinaï : Incroyable. On était prêts à tout, mais on a eu que des retours positifs et beaucoup d’applaudissements.

Yaël : Le film donne une voix féminine forte, avec une femme d’environ 50 ans, mère, rarement mise en avant. Comment ressentez-vous cette dimension féminine voire féministe ?

Or Sinaï : Je n’y avais jamais vraiment pensé. C’est juste mon monde, et ces personnages féminins m’intéressent.

Evgenia Dodina : Je suis tout à fait d’accord.

Or Sinaï : C’est notre réalité, et c’est féminin.