Les spectateurs et les spectatrices de Cinemed applaudissent avec joie avant chaque film et chantent un Ollllééééééééééé ! Madre de Rodrigo Sorogoyen peut nous emporter dans son histoire troublante, puissante, captivante et sensuelle.
Madre, réalisé par le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen en 2019, est un long-métrage intense et déchirant qui aborde le thème de la perte, de la maternité et de la solitude dans un cadre d’une puissance émotionnelle rare. Adapté d’un court-métrage du même nom réalisé par Sorogoyen en 2017, qui avait été nominé aux Oscars, ce long-métrage poursuit l’histoire d’Elena, une mère dont la vie a été bouleversée par la disparition de son jeune fils. Avec une sensibilité admirable et une maîtrise visuelle impressionnante, Sorogoyen nous plonge dans une œuvre intime qui transcende le simple drame psychologique pour devenir un poème visuel et narratif sur la résilience.
Le film débute là où le court-métrage s’achevait : avec un appel téléphonique déchirant. Elena (jouée magistralement par Marta Nieto) reçoit un appel de son fils de six ans, Ivan, qui lui explique qu’il s’est perdu sur une plage en France et qu’il ne voit plus son père, en train de s’éloigner dans les dunes. Incapable de l’aider et de joindre les secours, Elena assiste impuissante à la disparition de son fils, laissant ce dialogue téléphonique suspendu dans le silence angoissant de l’inconnu. Ce traumatisme, filmé dans un long plan-séquence, constitue le cœur du court-métrage et marque le début du long-métrage.
Dix ans plus tard, Elena vit dans une ville côtière française. Elle travaille dans un restaurant et semble hantée par le fantôme de son enfant perdu. Sa vie, comme en suspens, est rythmée par une solitude pesante et une quête muette de rédemption. La rencontre avec Jean (Jules Porier), un adolescent qui lui rappelle étrangement Ivan, marque un tournant dans sa vie, déclenchant une relation ambiguë entre maternité retrouvée et complexe obsessionnel.
Avec Madre, Sorogoyen creuse profondément les thèmes de la maternité et de la perte. Elena est dépeinte comme une mère qui, au-delà du chagrin, a construit sa vie autour de l’absence de son fils, cherchant dans chaque instant à garder vivant le souvenir de cet enfant disparu. La relation qui s’installe entre elle et Jean, jeune garçon qui devient pour elle une sorte de substitut, est à la fois perturbante et poignante. Sorogoyen traite cette relation avec une subtilité rare, permettant au spectateur d’osciller entre l’empathie pour cette mère dévastée et l’inconfort face à son attachement obsessionnel.
Elena incarne ainsi une maternité brisée, dépourvue de repères, qui tente de se reconstruire en dehors des normes habituelles. Ce lien qui se développe avec Jean traduit à la fois son besoin de protection et de rédemption, en même temps qu’il révèle la frontière complexe entre l’amour maternel et l’obsession. Cette ambiguïté est rendue avec une profondeur émotive saisissante, rendant le personnage d’Elena à la fois touchant et perturbant, complexe et vulnérable.
La réalisation de Sorogoyen dans Madre se distingue par une approche immersive, utilisant la caméra de manière presque subjective pour faire ressentir au spectateur les émotions intenses de ses personnages. L’utilisation de plans longs et fluides permet de suivre Elena de près, capturant chaque moment de désespoir, de confusion, et de recherche de soi. La caméra se fait le reflet de l’intériorité d’Elena, traduisant avec précision son mal-être et son errance intérieure.
Le cadre naturel de la côte, avec ses plages et ses vagues, participe également à l’atmosphère du film, symbolisant à la fois la beauté de la vie et le caractère insaisissable de ce qu’Elena a perdu. Les paysages côtiers sont filmés avec une lumière douce, presque mélancolique, renforçant l’impression d’isolement qui caractérise la vie d’Elena et le sentiment de vide qu’elle porte en elle. Sorogoyen utilise également le silence comme un instrument narratif puissant, laissant l’absence de sons et de dialogues souligner les moments d’introspection ou de douleur.
Au-delà de la perte, Madre est un film qui interroge la possibilité de reconstruction après un traumatisme irréversible. Elena, figée dans le passé, tente d’avancer tout en restant hantée par un deuil impossible. Sa relation avec Jean, bien qu’ambiguë, lui offre une forme d’échappatoire, un miroir de ce qu’elle aurait voulu vivre avec son propre fils. Cette relation est un moyen pour elle de faire face à son passé, de se réconcilier avec elle-même, mais aussi de comprendre que le chemin vers la guérison passe par l’acceptation de l’inévitable.
Sorogoyen ne cherche pas à offrir une solution ou une conclusion rassurante ; au contraire, il nous laisse face à l’incertitude et à la fragilité des liens que l’on construit pour surmonter la douleur. Le film aborde ainsi la résilience de manière nuancée, en montrant que la reconstruction est un chemin souvent difficile et imparfait, marqué par des erreurs, des obsessions et des renoncements.
Marta Nieto, dans le rôle d’Elena, livre une performance exceptionnelle qui donne au film une force émotionnelle inégalée. Elle incarne avec une justesse rare cette femme brisée, mais résiliente, portant sur ses épaules le poids de l’absence et l’espoir ambigu d’un amour retrouvé. Son jeu, fait de regards, de silences et de gestes retenus, traduit l’intensité des émotions qui traversent son personnage sans jamais tomber dans l’excès. La complicité entre Marta Nieto et Jules Porier, qui interprète Jean, apporte au film une douceur et une complexité, renforçant l’ambiguïté de leur relation et la profondeur de leurs interactions.
Madre de Rodrigo Sorogoyen est bien plus qu’un simple drame psychologique : c’est un voyage introspectif dans les méandres de la maternité, de la perte et de la reconstruction. Avec une mise en scène subtile et immersive, des paysages côtiers évocateurs, et une performance bouleversante de Marta Nieto, le film plonge le spectateur dans une expérience émotionnelle intense, questionnant la complexité des liens humains et la douleur de la perte. Sorogoyen signe ici une œuvre touchante et dérangeante qui, au-delà de la tragédie individuelle d’Elena, nous invite à réfléchir sur la manière dont chacun construit son propre chemin vers la résilience et la paix intérieure.
Visuel : affiche