« Transition » est le mot que choisit Jacques Audiard pour raconter son dernier film, Emilia Perez. De Paris à Los Angeles, d’un amour à un adieu , d’un sexe à un autre, de la douceur au meurtre, de la vie au sang, du film à la comédie musicale, le thème d’ouverture du festival de film franco-américain qui se déroule à L.A. du 29 octobre au 3 novembre 2024 est bien le rêve de changement de vie, de liberté, de seconde chance. Atmosphère sur mesure (et démesure) pour l’ouverture du festival du film franco-américain à Los Angeles, la ville des grands rêves hollywoodiens.
L’accueil chaleureux de l’équipe du festival efface la fatigue des 8 heures de décalage horaire entre Paris et Los Angeles. Kaléidoscope, on voit en double, en triple, Jacques Audiard est bien présent , les actrices du film aussi, Zoe Saldana, Selena Gomez, Karla Sofia Gascon, première actrice transgenre à avoir reçu le prix d’interprétation féminine à Cannes en 2024 pour Emilia Perez.
Peu importe si on aime ou pas le film , ce qui compte c’est l’intention artistique, cette liberté que s’autorise le réalisateur Jacques Audiard dans Emilia Perez . Une œuvre controversée où ne saisit pas tout, dont le mystère nous imprègne comme une sorte d’hallucination. Réflexion sur la féminité et la masculinité qui s’entremêlent, les personnages nous laissent nous identifier à eux pour les comprendre chacun à notre façon. Rêve et réalité, dialogues et chansons , scènes de douceur entrecoupées de violence, c’est un thriller musical où l’on ressent la polyrythmie , les tempos différents de chaque vie racontée. Les partitions s’étirent, les barres de mesure se déplacent. Audiard laisse une grande place à l’imagination et pose la question de la définition d’une rencontre amoureuse : des rythmes individuels qui s’ajustent ensemble, des histoires qui s’entrechoquent car dans le mot « rencontre », il y a « contre ». Le swing qui donne envie de danser c’est sur le contre-temps, c’est le décalage. L’amour chez Jacques Audiard il swingue, il est fort sur les temps faibles, comme dans cette fusillade de fin où deux femmes réalisent qu’elles s’aiment après s’être entretuées. La musique fait entièrement partie de l’histoire. Elle plonge encore un peu plus le spectateur dans cette société mexicaine violente, où chansons en espagnol alternent avec des airs de reggaeton, entre passion et légèreté. Bande originale composée par Clément Ducol et la chanteuse Camille, les deux artistes livrent une performance live piano-voix à la fin de la projection. Parfait pour ouvrir le festival.
Deuxième jour, projection, entre autres, du documentaire de JR sur les détenus de « Tehachapi », le nom d’une prison réputée très violente en Californie. On passe du kitsch insolent revendiqué chez Audiard pour retourner dans la vie, la vraie, dans les bas-fonds de l’humanité. Qu’est-ce-qu’ être libre ? Survivre ou revivre ? Venger ou regretter ? Pourtant très différents, on sent des points communs entre les deux réalisateurs, notamment dans leur compréhension de la complexité de l’excès de la société américaine. Criminalité, drogue, capitalisme, amour cruel et Disneyworld. En tant que français, ils sont venus chercher de l’inspiration ici et leur présence a tant de sens au festival. JR réussit à réunir les prisonniers autour d’un projet commun : réaliser une gigantesque fresque dans la cour de la prison. Admirable, l’artiste utilise le collectif pour faire renaître l’individualité de chacun. Petit à petit, on découvre l’histoire des condamnés. La majorité a été enfermée jeune, voire mineur, pour avoir tué quelqu’un. Des peines de 10 ans à la perpétuité. À travers de nombreux témoignages, on fait connaissance et on les écoute ces hommes qui parlent d’amour, de famille, de regrets, qui racontent des anecdotes et se livrent autour d’un projet artistique. On se met à les regarder autrement tout au long du documentaire. JR change les perspectives, efface même les murs de la prison et dévoile l’horizon. L’art au service de l’humanité, qui rassemble et ouvre les cœurs.
Puis vient le premier long métrage de Julien Colonna, Le royaume, film très bien mené sur la mafia corse. Banalité du mal, tout le monde peut-il en venir à tuer par vengeance ? Peut-on aimer et assassiner en même temps ? Tant de questions autour du rapport entre un père et sa fille. Applaudissements à la fin de la projection. Une question du public : « Avez-vous fait appel à la police pour vous montrer comment on se sert d’une arme ? -Réponse de Julien Colonna : Non , en Corse, on sait se servir d’une arme. » Tout est dit, ici à Los Angeles, on imagine la côte méditerranéenne française comme une idylle, comme le vrai rêve américain où l’image de la petite maison en pierre dans un hameau paisible du sud de la France fait fantasmer. Pourtant, à l’écran ce soir, le public assiste à une autre version de l’histoire, plus sombre, où le soleil est parfois tâché de sang. Personne n’échappe aux histoires de gang, pas même les petits villages bien tranquilles.
Happy talks, cocktails chaleureux, échanges entre professionnels du cinéma et avec le public, ce festival à taille humaine, rendant l’expérience intime et très accessible à tous, permet à chacun de confronter ses différences. Bienvenue à Hollywood. N’est-ce pas le rôle du cinéma ? Nous faire fantasmer mais dénoncer des vrais combats, entre paillettes et pleurs, rêve et réalité, frénésie parfois teintée de misère.
Transition, condamnation, amour, deuxième vie… et les élections américaines dans tout ça ? On sent l’inquiétude de voir Donald Trump revenir au pouvoir, même si ce n’est pas le sujet des conversations. On est dans une bulle, celle du cinéma, celle d’un monde où « le désespoir est toujours une soumission», comme dirait Romain Gary, célèbre écrivain et consul de France à Los Angeles. Alors, Espérons !
Visuels (c) Hannah Kay