L’étrange de Lynch au Festival Format Court

Lors de cette soirée, ces courts-métrages seront présentés : Six Men Getting Sick (Six Times) (1966), The Alphabet (1968), The Grandmother (1970), Out Yonder (2002), The Darkened Room (2002) et enfin Boat (2007). Ils ne s’agit pas d’une rétrospective mais d’une explication en 6 films et deux époques, le XXe et le XXIe siècle de l’évolution tout en filiation de ce génie mort le 16 janvier dernier. Ne sachant pas dans quel ordre ces films seront présentés, prenons-les dans leur chronologie.

Le jeune Lynch : l’animation au cœur du bizarre

Six Men Getting Sick (Six Times) (1966) est le premier film, le premier tout court, de la carrière de Lynch. Il le réalise alors qu’il est étudiant. C’est l’archétype d’un film-expérience, mi dessin animé – mi cinéma. Il présente une boucle obsessionnelle d’une minute projetée sur des sculptures humaines. Six hommes malades, leurs ventres gonflent, leurs têtes s’embrasent, le tout sur fond de sirènes hurlantes. La folie visuelle de Lynch déborde dans un malaise organique. Un collage bruyant, un vétérinaire de l’absurde qui joue avec nos nerfs.  Deux ans après, toujours étudiant, il réalise son second court-métrage : The Alphabet (1968). On y voit un alphabet chanté, enfantin, puis une langue rouge qui se lèche les lèvres derrière un grillage. Les apparitions fantomatiques se multiplient. Un cœur démonte un cerveau, un bain de sang pictural digne de Dalí. Une fille (Peggy, la femme de Lynch à cette époque) hante l’écran. Cri, spasme, sang, une terreur en miniature. The Alphabet est la préfiguration des cauchemars à venir dans l’œuvre de Lynch. Et cela n’attend pas. Dès 1970, il réalise The Grandmother (1970). Là encore l’animation est très présente. Pour le moment, en noir et blanc, nous observons des  collages et dessins, tous grotesques. Puis le film fait son entrée. Un petit garçon en smoking urine dans son lit et ses parents, véritables ogres, le rabaissent. Un sac de graines se répand sur le matelas, et de cet amas naît un arbre immense, dont le tronc cache une vulve, point de départ  d’un conte organique et viscéral sur l’enfance maltraitée et l’espoir d’une figure maternelle bienveillante. Lynch ne promet pas d’issue heureuse : ici, l’enfant s’enracine, son cœur éclate, et tout son corps suit. The Grandmother est presque un long, il dure 33 minutes, , tourné en 16 mm couleurs. Cela a été possible grâce grâce à l’American Film Institute (AFI). C’est là, qu’il se déploie et que tout ce qui constitue son cinéma apparait. Sa technique déjà avec images par images, pixellisation, zoom sur des visages ; et sa patte avec le laid, le fantastique, l’horrifique, mais aussi l’onirique.

Le Lynch post Eraser head : une maitrise de la peur

Les trois autres films présentés datent tous du XXIe siècle. L’animation a disparu, mais plus que jamais le bizarre s’invite dans un geste où l’esthétique des séries Z croise la contemplation la plus pure. Lynch en résumé.

Dans Out Yonder (2002), le soleil tape, la chaleur est écrasante. Deux hommes discutent dans un décor décalé, parasités par des bruits du monde extérieur. Autour d’eux, un tumulte invisible. Bagarres animales, cris lointains. Un monstre surgit, mais personne ne semble effrayé. Une immersion dans le grotesque et le burlesque lynchien, où se croisent échos du western, suspens et vestiges des premiers dessins animés. Funhouse cinématographique à la fois absurde et fascinant, Out Yonder est aussi un clin d’œil personnel : l’un des personnages n’est autre qu’Austin Jack, le fils de David Lynch. The Darkened Room (2002) est lui tourné en vidéo numérique, The Darkened Room s’ouvre sur Etsuko Shikata, qui nous présente la vue depuis sa fenêtre  à Tokyo. Les sons sont distordus et la réalité vacille. « Où sont les bananes ? » demande une voix. Puis, la bascule : nous voici face à une jeune femme prostrée sur un canapé en cuir marron, baignée de lumière violette qui lance un appel à l’aide. Lynch nous enferme dans l’inconfort et l’angoisse, entre gros plans suffocants et logique labyrinthique. Comme dans Inland Empire ou Mulholland Drive, il nous plonge dans un rêve lucide, où l’on croit maîtriser le fil du récit avant qu’il ne se dissolve. Le plus récent de cette sélection est Boat (2007), et c’est un délice. Tout commence par un plan d’une minute sur un feuillage, puis la caméra nous amène voir un hors-bord. Elle nous le montre par tous les détails. Sauf que le “elle”, n’est pas la caméra mais le bateau lui-même. David Lynch lui-même pilote ce bateau désormais à flot. Plus inquiétant que jamais, il dit « Nous allons essayer d’aller assez vite pour entrer dans la nuit ». Boat transforme une simple promenade sur l’eau en un glissement vers la peur la plus enfantine. Le tout en 8 minutes. Fou.

Avec cette sélection, Le festival Format Court nous permet de comprendre complètement le geste de David Lynch où inconscient prime sur  où la logique. Si vous êtes à Paris, ne ratez pas cette occasion unique de plonger dans l’œuvre d’un cinéaste qui, depuis ses premières expérimentations, n’a cessé de creuser l’angoisse du réel et la puissance des cauchemars.