Philippe Garrel livre un film intense et pudique sur la famille, noyau dont on imagine qu’il ne connaîtra jamais la fission. Le temps qui passe prend ici une texture résistante et douce. Ours d’argent au festival de Berlin, Le grand chariot sort le 13 septembre, ne le manquez pas.
Le grand chariot, c’est le nom d’une constellation d’étoiles. Dans le film, cela pourrait désigner aussi le drôle d’attelage que forme cette famille de saltimbanques, marionnettistes de pères en fils et filles. Voyagent ensemble, étroitement soudés, la grand-mère, le père, le fils et les deux filles. La mère est morte il y a une vingtaine d’années. La petite compagnie a accueilli un nouveau membre, Pieter (Damien Mongin), le meilleur ami de Louis, qui a remisé pour un temps son ambition de devenir peintre. Car il faut bien vivre. La famille pose ses tréteaux d’une ville à l’autre, sans autres bagages que ses grands rêves d’enfant. Chez le père (Aurélien Recoing), les marionnettes à l’ancienne sont une passion. Philippe Garrel capte merveilleusement les séquences théâtrales, où l’on voit l’envers du décor, toute l’énergie déployée à bout de bras par l’hydre familiale. Capable de donner vie à deux marionnettes à la fois, le père entraîne toute la troupe.
En un plan d’une grande pudeur, magnifique, la mort va s’inviter au sein de la famille. Une première fois, puis une seconde, rompant la belle harmonie. Polichinelle peut-il vaincre la mort ? La vie d’artiste est-elle forcément une vie de troupe et de famille ? Lorsque Louis décide de faire cavalier seul pour devenir comédien, c’est tout l’équilibre qui vacille. Le théâtre de marionnettes n’était-il qu’un théâtre d’ombres qui contenait les peurs d’enfant ? La jeune Lena (Lena Garrel) semble le penser, elle qui s’engage pleinement dans l’action politique, féministe et de gauche. Comme sa grand-mère avant elle. Encore coquette, malicieuse, cette grand-mère glisse doucement de l’autre côté, distillant les anecdotes avisées ou les brusques échappées : « Oh, je me souviens que chaque fois que le téléphone sonnait, mon père se précipitait pour mettre ses lunettes avant de décrocher. Ça me faisait tellement rire. » pouffe-t-elle à table, un peu hors de propos. Martha, la soeur du milieu (Esther Garrel), est d’une certaine façon plus conservatrice : face à une Lena ouvertement libre et révolutionnaire, elle s’érige en gardienne de la mémoire et des traditions familiales. Parce que, sinon, qu’est-ce qui les tiendra encore ensemble ?
L’amour, force de vie
Comment faire avec les absents, les morts ou les doux fantômes ? Chacun s’efforce de faire au mieux, pour vivre sa vie sans blesser les autres, en essayant d’avancer dans la même direction : les étoiles de la vie d’artiste. Philippe Garrel filme l’amitié indéfectible mais à deux vitesses entre Louis et Pieter avec une grande tendresse et un certain humour. L’un réussira, l’autre non, et la chute dans le versant sombre du métier d’artiste est montrée avec acuité. Et le couple ? Comme à son habitude, Philippe Garrel saisit la naissance de l’amour (très beaux rôles pour Asma Messaoudene et Mathilde Weil), par effraction, puis sa magnifique ligne de vie.
Un beau film en famille, où le deuil est conjuré avec tous les beaux artifices du théâtre, de l’imagination et, tout simplement, de l’amour qui survit à tout.
Le grand chariot, de Philippe Garrel, 1h35, France, 2023, avec Louis Garrel, Autélien Recoing, Esther Garrel, Lena Garrel, Francine Bergé, Damien Mongin, Mathilde Weil, Asma Messaoudene, musique Jean-Louis Aubert. Sortie le 13 septembre 2023.
visuels : photos officielles du film (c) Ad Vitam