On connaît le goût de Henry James pour les récits étranges, où la clé du fantastique n’est jamais donnée. C’est à une belle adaptation de la nouvelle éponyme que se livre ici Patric Chiha, dans un film qui se joue avec grâce des attentes du public.
Un groupe de jeunes habillé·es en dandys et excité·es à l’idée de fêter l’ouverture d’une nouvelle boîte de nuit : voilà pour la plongée dans l’univers du film. Si la première scène met en avant le personnage d’Anaïs Demoustier par des plans rapprochés sur son visage, la voix off de Béatrice Dalle nous prévient : plus que le personnage de May, interprété par la première, ce sera la boîte de nuit, surveillée par la seconde, le véritable protagoniste du film.
Car cette boîte de nuit, nous prévient-elle, happe les « starlettes » et ses habitué·es : rapidement, la vie extérieure s’évanouit, et seule compte désormais la vie nocturne de la discothèque, où l’écart entre réel et imaginaire s’amincit.
Si May, se conformant à son insu à cette malédiction, s’abîme dans les nuits de cet étrange dancing, c’est qu’elle est fascinée par un jeune homme étrange, John (Tom Mercier), dont la gaucherie et la solitude tranchent avec l’univers mondain qui plaît à May et à ses ami·es. Un homme à part, donc, qui révèle à May être destiné à accomplir un événement hors normes. Quand cet événement aura-t-il lieu ? Quel sera-t-il ? Nul ne le sait. Aussi, May et John passent-iels vingt-cinq ans à se fréquenter tous les samedis dans cette boîte de nuit, imperméables à l’univers extérieur.
Or la quasi-totalité du film se passe dans le huis clos de cette étrange discothèque. En l’absence de feuilles et d’arbres pour figurer l’écoulement des saisons, comment rendre compte du temps qui passe ?
La gageure du film de Patric Chiha est de parvenir à rendre sensible le passage du temps de façon extrêmement ténue, et malgré l’étroitesse de l’espace. Les changements de costumes et de lumière, notamment, nous font passer d’une année à l’autre sans solution de continuité. Seule lucarne sur l’actualité du monde, une petite télé vient scander les grands événements de la toute fin du XXe siècle comme l’élection de Mitterrand ou la chute du mur de Berlin. Avec, en arrière-fond, l’épidémie de VIH, qui vide progressivement la boîte.
La progression de la maladie accompagne en effet celle de la discothèque. La caméra joue alors des codes des films de boîte, avec les contre-plongées sur les danseurs et danseuses : ici, les plans en contre-plongée montrent la raréfaction des client·es, la foule étant de moins en moins compacte. Ils font également sortir de l’anonymat tel ou telle figurant·e qui brutalement s’immobilise avant de se remettre à danser, parfois à contretemps de la musique. Les lumières autrefois rouges verdissent, les costumes s’assagissent et les fards s’affadissent : tout, dans le travail de l’image, signifie cette lente progression vers une catastrophe encore inconnue.
L’objectif de Patric Chiha était de rendre son mystère à la nouvelle de Henry James. Grâce à son travail du temps et de l’image, il a parfaitement réussi. La Bête dans la jungle a été sélectionné à Berlin (section Panorama).
La Bête dans la jungle, de Patric Chiha, avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle France, 2023, 1h40, en salles le 16 août 2023.
Visuel : © Aurora Films / Frakas Productions / Wildart Films / RTBF