To The Moon, un blockbuster avec Scarlett Johansson et Channing Tatum en tête d’affiche, sort en salles le 10 juillet. Alors que la New Frontier semble loin derrière nous, le réalisateur ne se gêne pas et propose un film grand public qui accompagne, dans le fond et la forme, un retour en arrière bigarré et moraliste vers un « âge d’or » américain…
Manhattan, années 1960. Kelly est enceinte jusqu’aux dents dans un tailleur rose bonbon qui rappelle celui de Jackie Kennedy le jour rouge de la mort de son mari. Elle débarque en trombe devant trois hommes blancs assis, confiants. Ils dirigent des entreprises automobiles : que fait cette femme dans la salle où doit se tenir leur réunion pour la prochaine publicité de leurs bolides à gros moteurs ?
Dès le début, Kelly n’a pas froid aux yeux, elle est stratège, requin, menteuse. C’est une femme avec une paire. Vraie killeuse de la pub, elle se fait recruter par un agent secret pour vendre aux Américains la mission Apollo 11. Depuis Apollo 1, une mission échouée durant laquelle trois astronautes perdirent la vie, les fonds se font rares et compromettent l’alunissage américain promis par JFK.
Une fois qu’elle a fait remonter à elle seule la cote de popularité du projet spatial, l’agent secret la charge de gérer le tournage d’une vidéo alternative de l’alunissage, « au cas où ». Le film surfe, avec un humour prévisible, parfois avec justesse, sur cette théorie du complot désuète.
Le problème, c’est qu’il y a Davis, Cole Davis. Imitation vieillie du Tom Cruise de Top Gun, au visage fermé et lourdement maquillé, il est un ancien militaire, un beau gosse, et pour ses troupes d’ingénieurs, un chef droit et exigeant. Apollo 11 est toute sa vie. Il se rapproche de Kelly, et elle se tourmente à l’idée qu’il découvre le tournage alternatif. Il dirait « au cas où quoi, au cas où quoi, Kelly ? », avec colère et mélancolie. Au cas où ils crèvent tous, comme la dernière fois, lui qui porte la culpabilité de la mort de ses collègues d’Apollo 1…
Et il faut admettre qu’au-delà de la résolution écrite d’avance, cette fougue insurgée, presque pathétique contre la diffusion mondiale d’une vidéo tournée en studio, alors même que cela ne nuit strictement à personne, constitue une approche – un peu sommaire, mais originale – d’une question morale centenaire : existe-t-il un droit de mentir par humanité ?
En 1797, dans Des réactions politiques, Benjamin Constant articule la question d’un devoir de vérité conforme à l’impératif catégorique kantien, à une réflexion sur les droits, et argue que la morale doit être flexible, et considérer les conséquences néfastes de la vérité. Il prend l’exemple d’un assassin qui sonnerait à votre porte, et qui demanderait si vous cachez la personne qu’il cherche à tuer – vous la cachez effectivement. Si vous mentez, vous êtes un menteur mais vous sauvez la vie de votre ami, et si vous dites la vérité, votre ami meurt et vous ne l’avez pas empêché. To The Moon peut-il être une illustration de ce dilemme ?
L’agent de la CIA considère qu’après avoir convaincu les Américains du bien fondé de la mission lunaire, grâce à Kelly, la question n’est plus que l’alunissage ait vraiment lieu mais que les Américains voient un alunissage, peu importe qu’il soit faux. Dans un pays tourmenté par la guerre du Vietnam, les conséquences de ces images pour la nation toute entière seraient meilleures que les conséquences de la vérité si la mission échouait.
Pourtant, Kelly refuse directement cette tâche. Au fond, elle sait que cette mission est malhonnête, presque comme si en elle résonnait a priori une force élevée contre le mensonge, elle qui a pourtant bâti toute sa vie, ses vies, dessus. Elle ne se pose pas la question des conséquences. D’une certaine manière, elle incarne le refus d’une casuistique du devoir, comme Emmanuel Kant dans sa réponse polémique à Constant, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797).
Mais elle accepte tout de même la mission, le chantage la fait ployer. Cachée de Cole, elle organise le tournage de cette vidéo alternative, parallèlement à leur amour naissant. Elle ne dit rien de cette activité. Si l’on distingue la vérité objective, que nul ne peut être sûr de connaître, de la véracité, l’adéquation entre ce que l’on pense et ce que l’on dit, et que comme Kant on fait primer cette dernière, alors son omission n’est pas un mensonge : elle ne dit juste pas. Quoi qu’il en soit, la comparaison tombe court, puisque ce qui motive avant tout l’agent n’est pas le bien de l’humanité mais la guerre d’influence que mène le bloc américain contre les Soviétiques.
Tout de même, sous les gros traits imposés par un blockbuster de cet acabit, on peut déceler un début d’interrogation philosophique. Dommage que ce qui motive sa sincérité soit son amour pour Cole, un trope envahissant qui annihile toute poursuite de la réflexion. Pour la première fois de sa vie, Kelly aime, et évidemment, l’amour d’un homme rend les femmes vertueuses. Kelly ne magouillera point. Elle se range. Elle sauve la « vraie » vidéo dans un stratagème astucieux qui garantit une happy end où même l’agent secret est reconnaissant.
To The Moon touche à des questions morales, mais il les transforme en moralisme convenu et totalement dépassé. De l’histoire d’amour cliché, il ne manque rien : première rencontre hasardeuse et brève, build up dans un cadre professionnel, trahison de l’un, l’autre est en colère, « je ne veux plus jamais voir ton visage », mais, mince ! ils doivent effectuer une dernière mission ensemble, qu’ils réussissent, donc ils sont heureux, ils se disent toute la vérité et s’aiment.
La photographie est jolie, mais il n’y a plus rien d’audacieux dans l’imitation des caméras argentiques. Et puis, même si l’on aime éperdument l’esthétique des années 1960, devant ce film on a l’impression de se trahir en les appréciant. Les couleurs style Super 8 ne font que l’imagerie idéalisée d’une Amérique à tailleurs pastel qui danse le swing avec les vétérans sous le drapeau des U.S.A, d’une Amérique morte qui se regarde elle-même, et qui n’a jamais fait que cela.
Si l’on comprend tout à fait l’accent mis sur la réalité terrienne de la conquête spatiale, parce que son versant scientifique et technologique a mille fois été traité au cinéma, aboutissant à des films de grande qualité, l’ancrage social ou politique des États-Unis est ici purement sélectif et décoratif. Grande tendance, l’histoire réduite au folklore…
Visuel : Scarlett Johansson et Channing Tatum dans To The Moon, (c) Sony Pictures