Le festival du film francophone d’Albi a réussi un coup de maître en projetant le film en présence de Laurent Petitmangin, l’auteur du livre Ce qu’il faut de nuit, qui a inspiré les réalisatrices. Avec leur troisième long-métrage, Delphine et Muriel Coulin livrent un film dramatique et dense qui questionne l’individu et le groupe dans une dimension politique.
Pierre interprété par Vincent Lindon pour qui le rôle a été écrit, élève seul ses deux fils. Louis, le cadet, réussit ses études et avance facilement dans la vie. Fus, l’aîné, part à la dérive. Fasciné par la violence et les rapports de force, il se rapproche de groupes d’extrême-droite, à l’opposé des valeurs de son père. Pierre assiste impuissant à l’emprise de ces fréquentations sur son fils. Peu à peu, l’amour cède place à l’incompréhension… et à la fatalité.
Le casting est parfait. Vincent Lindon, naturel dans ce rôle de père cheminot, est un ancien syndicaliste respecté. Un caténairiste, torche à la main, éclairant la voie de chemins de fer en pleine nuit. Après avoir mené les batailles de sa vie, et déjà perdu contre la fatalité et aussi contre quelques illusions, il se consacre à présent à ses fils. Son engagement n’a pas suffi à le préserver ni lui, ni les siens du malheur. A quel moment, son fils a-t-il déraillé ? Il n’a rien senti, rien pu faire. A travers le regard fort mais accablé de l’acteur, on lit la question universelle que tous les pères de famille se posent. Les cinéastes ont fait le choix d’ajuster le focus en permanence du microcosme de la famille à la prise de vue à hauteur de Société.
Benjamin Voisin dans le rôle de Fus, est un acteur exceptionnel qui incarne l’embrigadement avec sincérité et déchirement. Les idées et le corps affutés, il saute comme un cabri pour se faufiler entre les injonctions d’une société bienpensante mais qui ne pense plus à lui depuis longtemps. Il a rejoint le camp des oubliés, celui des damnés. Il faut voir sa rage à l’écran, son sourire carnassier récitant ses arguments illuminés, sa haine qui bave devant un combat clandestin, et enfin sa hargne déterminée qui confectionne l’instrument de sa perte. Mais dans son regard comme anesthésié, on y voit surtout la résignation de tout ce qu’il ne sera pas. L’autre frangin, celui qui réussit les études est joué par Stephan Crépon que l’on a découvert dans le Bureau des légendes. Il est très juste aussi dans son rôle de trait d’union entre son père et son frère. A l’écart de ces postures politiques, il veut continuer à soutenir l’un et ne pas condamner l’autre. Mais jusqu’où l’amour de la famille est-il inconditionnel ?
Delphine et Muriel Coulon ont réalisé un travail abouti entre réalisme et esthétique. Jouant sur la dualité avec la lumière et l’obscurité, les voies de chemin de fer et le parcours de vie, d’un point de vue de l’individu et celui de la foule. Elles ont eu par exemple, la sensibilité de fusionner la fièvre montante d’une jeunesse en furie avec les images artistiques d’une danse collective dans le noir. Les gestes désarticulés des silhouettes, crânes rasés, torses nus, aussi puissantes qu’effrayantes font penser à un rituel de corps dépossédés. Le procédé est très expressif, il impose des moments d’apnées qui rendent palpable la terreur effroyable qui grandit dans l’ombre. Des images un peu subliminales alors que des flashs récurrents nous forcent à regarder crument cette réalité.
A la fin de la séance, nous avons partagé un pur moment d’échange avec Laurent Petitmangin qui a confessé que son livre n’est pas tiré d’une histoire vraie. Et pourtant…Car son talent de conteur force à lire d’un trait ce récit tragique mais ordinaire comme s’il s’agissait d’un fait divers qui s’est déroulé près de chez nous. Et c’est bien le cas, et même tout autour de nous. On est bien obligé de rectifier lorsque l’on voit la fracture ouverte de cette famille semblable à celle d’un pays qui vote désormais majoritairement pour les parties extrémistes. Il s’agit bien d’une fiction réaliste, hélas surtout réaliste.
Le film quant à lui déploie l’onde de choc pour donner lecture d’un phénomène à échelle de notre société. De l’écriture à l’écran, les deux montrent comment la politique est devenu un fait divers qui divise sournoisement et qui ne porte plus de promesse collective. Entre le livre et le film, il n’y a pas à choisir, car même si l’on retrouve l’essence du drame, il s’agit de deux œuvres différentes qui convergent vers le même sujet : Comment l’objet politique en est-il arrivé à diviser radicalement la famille en utilisant les mêmes symboles qui font son unicité ?
Au cinéma le 22 janvier 2025
Photo : ©Felicita et Curiosa Film