Les Presses universitaires de Rennes viennent de publier l’étude savante que Marion Carrot a consacrée au «surgissement de la danse dans les films muets». Une analyse qui s’appuie notamment sur les écrits théoriques de Louis Delluc et Jean Epstein.
Marion Carrot constate dès son introduction que l’incarnation de la danse a débordé le seul corps humain pour investir objets animés, dessins et images virtuelles, montage «cinématographique». D’évidence, pour elle, l’art de Terpsichore s’inscrit«dans une économie des gestes propre au temps du muet». Sans mettre en cause la narrativité qui colle à la peau (à la pellicule) du cinéma depuis sa naissance, ainsi qu’ont pu l’observer les tenants du cinéma expérimental en général et Claudine Eizykman en particulier, l’auteure se réfère à Erin Brannigan, souhaitant «élaborer un modèle ciné-chorégraphique pour le corps dansant qui soit dégagé des concepts liés au spectacle vivant.» Autrement dit : séparer la cinédanse de ce que fut le Film d’art à partir de 1908.
Germaine Dulac, Louis Delluc et Jean Epstein, tout en demeurant NRI (narratifs, représentatifs, industriels) dans leurs longs métrages, explorent dans leurs courts et théorisent dans leurs écrits les notions de rythme et de photogénie. Les arts évoluant en (relative) indépendance les uns par rapport aux autres, la question de la rythmique est abordée en danse par Émile Jaques-Dalcroze puis par ses élèves (Suzanne Perrotet et Mary Wigman) dès le début des années dix, avant que les tenants du cinéma pur ou intégral ne s’y intéressent. D’ailleurs, Ricciotto Canudo, l’inventeur du concept de 7e Art, constatera par la suite que «le cinéma ne fait que traduire le rythme» de la vie moderne. Epstein définira en 1923 le photogénique cher à Delluc, qui pour lui ne se réduit pas à l’aura des stars écraniques : «J’appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des âmes qui accroît sa qualité morale par la reproduction cinématographique».
Nous a spécialement intéressé le chapitre de l’ouvrage consacré aux «modernités chorégraphiques». Après notre ami Noureddine Ghali (L’Avant-garde cinématographique en France dans les années vingt, 1995), après Laurent Guido (L’Âge du rythme, 2007), Marion Carrot cite, elle aussi, l’écrivain et spécialiste de danse Fernand Divoire et le musicologue, critique et producteur de cinéphonies Émile Vuillermoz – lesquels, étonnamment, virèrent de l’avant-garde au collaborationnisme sous Pétain. Isadora aurait déclaré à Divoire : «c’est abominable le cinéma, c’est saccadé, ça détruit le geste», sous-entendu : le cinéma est cruel parce qu’il «fait d’une danseuse, un pantin»
Citons pour conclure la belle définition du cinéma intégral que Germaine Dulac associe en 1927 à la danse : «J’évoque Isadora Duncan. Une danseuse. Non. Une ligne bondissante aux rythmes harmonieux. J’évoque Loïe Fuller. Des voiles. Non. Rythmes fluides. Les plaisirs que procure le mouvement que l’on aime en certaines formes de théâtre, pourquoi les bannir, en certaines autres, à l’écran. Avec Isadora une harmonie de lignes. Avec Loïe Fuller une harmonie de lumières. Lignes, surfaces, dépouillées de tout sens trop humain pour mieux s’élever vers l’abstraction des sentiments, « Le Cinéma Intégral.»
Visuel : Alla Nazimova dans Salomé (1923) de Charles Bryant © Nazimova Productions, Wikimedia Commons.
Marion Carrot, Danser dans les films muets, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023. 328 pages, 30 €.