Le cinéaste russe trace un portrait décapant et survolté du caméléon Limonov. Le film est un candidat sérieux pour le palmarès.
Édouard Veniaminovitch Savenko (Эдуард Вениаминович Лимонов) dit Édouard Limonov, aura eu de nombreuses vies : voyou à Kharkov, poète à Moscou, sans-abri, pornographe et majordome à New York, écrivain et journaliste à Paris, milicien pro-serbe pendant la guerre de Bosnie, dissident, puis prisonnier politique dans l’ex-URSS, fondateur d’un parti d’extrême droite, contempteur puis allié, un temps, de Poutine.
C’est de ces multiples vies, qui produisent le foisonnement du film dans lequel les épisodes s’imbriquent et se télescopent, parfois sans souci de la chronologie réelle, que Serebrennikov a fait son miel. Il a cependant fait le choix de ne pas s’attarder sur les engagements politiques pourtant conséquents, erratiques et parfois extrêmes de Limonov ; probablement parce que cela aurait déplacé le propos et risqué de phagocyter le film.
Car le sujet est plus large ; comme le disait Emmanuel Carrère, son biographe : « sa vie symbolise bien les rebondissements de la seconde partie du XXe siècle ». Ce qui intéresse donc le cinéaste, c’est la façon dont Limonov traverse les événements dont certains fondateurs (la chute de l’Empire Soviétique) et les lieux (comme le New York crasseux des années 70). C’est aussi le côté provocateur permanent et l’envie de l’individu débraillé et échevelé, admirateur de Lou Reed, d’être toujours à contre-courant de ceux qui le fréquentent ou l’admirent, d’afficher son mépris pour Joseph Brodsky et Soljénitsyne – adorés eux par le monde occidental-, de baiser (et de vouloir étrangler) une mannequin « so Nico », Elena (superbe et géniale Viktoria Miroshnichenko) autant que de se faire baiser par un sans-abri noir, une aventure qu’il a racontée dans Le poète russe.
Serebrennikov a parfois tellement construit son film même sans distance qu’on le soupçonne de vouloir fusionner avec son personnage. Et il faut dire, qu’en complice de choc, Ben Whishaw qui largue toutes les amarres possibles est éblouissant et l’on ne peut imaginer personne capable de figurer ce Limonov là dans un rôle qui paraît celui d’une vie.
Limonov s’inscrit dans la veine de Leto, déjà présent à Cannes en 2018. Du personnage qui ne pouvait qu’être une matière conséquente et féconde pour lui, Serebrennikov déploie là tout son art et offre, sur une musique géniale, dans un maelström conduit à cent à l’heure, des moments de fulgurances et une maestria technique qui nous étourdit sans cesse. Dans une sélection qui n’est, à ce moment du festival, pas si riche, le film apparaît comme un point d’orgue… et un sérieux candidat pour le palmarès.
Limonov – The ballad, réalisé par Kirill Serebrennikov, avec Ben Whishaw, Viktoria Miroshnichenko… ; année de production : 2023 ; Italie, France, Espagne ; durée : 138 minutes.
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