Avant le mythe, il y eut un piano désaccordé. Et une jeune fille prête à tout pour que la magie opère. Dans Au rythme de Vera, Ido Fluk remonte le fil d’un concert cult – The Köln Concert de Keith Jarrett – pour en raconter l’envers : l’histoire de Vera Brandes, productrice autodidacte et amoureuse de jazz, qui à dix-huit ans seulement, fit de l’impossible un chef-d’œuvre. En salles le 25 juin 2025, c’est un film vibrant d’énergie, entre fougue adolescente, passion musicale et récit d’émancipation féminine.
Qui est derrière l’échafaudage de la chapelle Sixtine ? La voix-off qui ouvre Au rythme de Vera évoque celui qui permit à Michel-Ange de peindre l’un de ses chefs-d’œuvre. Puis, avec une douce ironie, elle annonce qu’elle va s’attarder sur un autre échafaudage, une autre échelle, bien plus modeste, mais tout aussi essentiel : celui qui, dans l’ombre, a permis à l’un des concerts les plus légendaires du XXe siècle d’avoir lieu.
Le 24 janvier 1975, à l’Opéra de Cologne, Keith Jarrett improvise un concert mythique, The Köln Concert. Ce film n’est pas l’histoire du génie au piano, mais celle, en coulisses, d’une jeune femme de dix-huit ans qui a tout rendu possible.
Dès les premières scènes, le ton est donné : Au rythme de Vera est un film résolument contemporain, qui épouse l’énergie et l’ironie de son héroïne. Vera Brandes ne se contente pas de vivre l’histoire : elle nous la raconte, nous interpelle, brise le quatrième mur avec une fraîcheur désarmante. Cette liberté, proche du jazz qu’elle aime tant, permet au film de naviguer entre comédie, chronique politique et récit d’initiation. Et surtout, elle rend tangible la force intérieure de cette jeune fille passionnée, déterminée et lumineuse.
Vera Brandes vit pour la musique. Et elle vit à une époque où cela ne va pas de soi. En 1975, les filles ne sont pas censées organiser des tournées de jazzmen américains, encore moins convaincre Keith Jarrett, star déjà fantasque et exigeante, de monter sur scène malgré un piano défectueux. Mais Vera n’attend pas qu’on lui donne la permission.
Lors de ses années lycées, elle passe ses soirées dans les clubs de jazz, et lorsqu’un artiste, intrigué par sa détermination, lui demande de lui booker des salles, son sang ne fait qu’un tour. À partir de là, Vera enchaîne les appels, transforme le bureau de son père en faux cabinet professionnel pour booker une tournée. À chaque étape, elle avance avec culot, avec cœur, avec une foi quasi aveugle en son projet — et peut-être, aussi, en elle-même.
Le film capte avec tendresse cette adolescence habitée par un feu intérieur. Vera est à la fois une présence fantomatique dans son lycée et une entrepreneuse de l’ombre la nuit tombée. Elle s’invente une légitimité au téléphone, s’octroie la voix grave des adultes et trouve, dans cette illusion maîtrisée, une forme d’émancipation. À mesure qu’elle se convainc elle-même, les autres finissent par y croire aussi.
Mais Vera ne rêve pas seule. Autour d’elle, une bande soudée : sa meilleure amie Isa, son petit ami Jan, son frère Fritz — conducteur occasionnel — et Oliver, ce copain toujours là quand il faut poser des affiches à la nuit tombée. Ce sont elles et eux qui rendent l’impossible réalisable. Iels roulent, collent, appellent, notent, rient, doutent. On les suit dans leurs trajets nocturnes, dans leur voiture qui devient un refuge, un cocon d’enthousiasme où l’on partage des sandwiches, des vinyles, des silences.
Le film capte la beauté de ces liens simples mais puissants. Il dit quelque chose de rare : que les grands rêves ne se construisent pas seuls, mais sur des complicités, des élans collectifs, des gestes minuscules. Le mythe du génie solitaire s’efface ici au profit d’un récit de coopération joyeuse. Et si le concert du 24 janvier 1975 est devenu une légende, c’est aussi grâce à celles et ceux dont le nom n’est pas sur l’affiche.
Au rythme de Vera est plus qu’un biopic : c’est un hommage vibrant aux artisans invisibles de la création, à cette jeunesse qui ose tout sans avoir encore appris à avoir peur. Un film porté par une mise en scène libre, inventive, habitée par le souffle du jazz et par la grâce de son interprète principale, Mala Emde, magnétique et férocement vivante.
C’est un film qui murmure, comme une évidence : les chefs-d’œuvre ne tombent pas du ciel. Il faut, toujours, quelqu’un pour monter l’échafaudage.
visuel : ©affiche du film
En salles le 25 juin 2025.