« A Real Pain » : Jesse Eisenberg explore la Shoah dans un road-movie fluide et attachant

Un voyage personnel pour honorer la famille Eisenberg

Dans son troisième long-métrage en tant que scénariste et réalisateur, Jesse Eisenberg rend hommage à sa famille. Il y retrace l’itinéraire qu’il avait lui-même suivi lors de son premier voyage organisé en Pologne il y a vingt ans : Lublin (« l’Oxford juif »), le camp de concentration de Majdanek et le village de Kranystaw, la maison où vivait sa tante Doris avant la Shoah. « Si la guerre n’avait pas éclaté, c’est là que je vivrais, » Jesse Eisenberg fait dire à son personnage. « Quelle vie aurais-je menée ? Qui serais-je devenu ? »

Ces lieux de mémoire familiale et les questionnements qu’ils provoquaient ont tellement marqué Jesse Eisenberg qu’il écrira d’abord une pièce de théâtre, The Revisionist. Jesse Eisenberg y joue David, un jeune Américain qui rend visite à Maria, sa cousine polonaise, rescapée de la Shoah (Vanessa Redgrave). Le succès de la pièce, montée à Cherry Lane Theatre à New York en 2013, ne s’est pourtant pas traduit par une adaptation en scénario. Pendant quinze ans, Eisenberg avait mûri en lui le scénario de son film « polonais ».

Jesse Eisenberg a nourri A Real Pain de sa propre histoire et de son écriture, notamment de sa nouvelle « Mongolia ». Publiée dans le magazine Tablet en 2017, la nouvelle explore la relation entre deux hommes, que tout distingue, proche de celle entre David et Benji. Il ne manquera désormais plus que le contexte adéquat pour raconter l’histoire. Tout tombe en place le jour où Eisenberg lit la publicité d’une entreprise qui proposait un circuit de luxe à travers les principaux sites polonais liés à l’Holocauste.

Un buddy-movie pour raconter une histoire de la troisième génération de la Shoah

Deux cousins juifs américains se retrouvent lors d’un voyage organisé en Pologne pour rendre hommage à leur grand-mère bien-aimée, survivante de la Shoah, qui en était originaire. Enfants, David et Benji étaient proches comme des frères. En vieillissant, leurs vies ont suivi des trajectoires différentes et ils ont pris quelques distances.

Quand le spectateur les rencontre sur le départ pour la Pologne, David (Jesse Eisenberg) est marié et père d’un petit garçon. Anxieux, responsable et équilibré, il vend des bannières publicitaires sur internet et vit à Brooklyn. Benji (Kieran Culkin) est désœuvré, charmant, insouciant, sensible et excessif. Avant de partir, il révèle à David qu’il s’était procuré de la « bonne came » pour le voyage. En arrivant à l’hôtel à Varsovie, il lui fait remarquer qu’il a de beaux pieds, tout comme leur grand-mère.

Au fur et à mesure que le voyage avance, les cousins se confronteront l’un a l’autre, à leur histoire familiale et au groupe. Ce dernier, mené par James, un guide britannique studieux (Will Sharpe), inclut Eloge, un survivant du génocide rwandais converti au judaïsme (Kurt Egyiawan), et Marcia, une divorcée new-yorkaise mondaine (Jennifer Grey). Dans ce voyage, à la fois personnel et collectif, Jesse Eisenberg jongle avec une impeccable délicatesse entre l’historique et le frivole, l’âpreté et l’humour, l’irritation et la tendresse. Il conjugue les souffrances avec gravité et fraîcheur, sans jamais tomber dans le cliché.

Kieran Culkin incarne Benji avec une conviction déroutante, récemment récompensée au Golden Globes par le prix du meilleur second rôle masculin. Changeant d’humour avec une vitesse fulgurante, toujours prêt à surprendre avec une espièglerie attachante, une remarque déplacée ou un affront immature, Culkin exprime son deuil, sa souffrance et sa solitude comme un enfant : agaçant et désarmant.

En face, Jesse Eisenberg, contraint d’endosser le rôle du grand frère, maintient son calme à l’aide des tranquillisants et des vidéos de son fils qui énumère le nombre d’étages des célèbres gratte-ciel new-yorkais. Même si le personnage de Benji et, par extension Culkin, semble parfois lui voler la vedette, Eisenberg est tout aussi engageant et son unique éclat d’exaspération est bouleversant de justesse et d’intensité.

Tourné en Pologne avec une équipe majoritairement polonaise (dont le jeune et talentueux directeur de la photographie Michał Dymek), A Real Pain met en valeur le pays sans négliger ses abimes historiques. Cherchant « une tonalité sophistiquée et un peu distante », Jesse Eisenberg a opté pour une bande originale dominée par Frédéric Chopin, trop conventionnelle pour un public européen, mais sans doute constitutive de l’imaginaire américain à la recherche d’une Pologne d’antan.

Jesse Eisenberg a réalisé un film parfaitement ficelé sur le chaos de la souffrance et les limites de l’amour, porté par deux personnages captivants et déroulé avec cool, rythme et intelligence par une formidable distribution d’acteurs. À voir !