Un essai culte qui démonte, pièce par pièce, l’arsenal du patriarcat littéraire
Aux États-Unis, en 1983, Joanna Russ publie un livre qui n’a rien perdu de son mordant. Elle y dresse l’inventaire méthodique des mille et une façons dont les femmes qui osent écrire sont empêchées, dénigrées, effacées. Pas de censure frontale, mais tout un arsenal diffus et implacable : le temps confisqué par le travail domestique, le découragement précoce des vocations, la suspicion d’imposture (« ce n’est pas elle qui l’a écrit »), le mépris condescendant (« c’est bien elle qui l’a écrit, mais elle aurait mieux fait de s’abstenir »), jusqu’à la relégation des rares autrices reconnues au rang d’exception incompréhensible. Ce faisant, Russ compose une contre-histoire de la littérature : celle de toutes celles que l’on a voulu réduire au silence, mais aussi celle de celles qui ont résisté. Jane Austen, Mary Shelley, Emily Brontë, George Eliot, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Adrienne Rich, Ursula Le Guin… autant de noms qui jalonnent une traversée souterraine de l’histoire littéraire.
Ouvrir Russ aujourd’hui, c’est une expérience étrange. On se dit d’abord : « mais tout cela, je le sais déjà ». Oui, les femmes ont été invisibilisées. Oui, leur potentiel d’écriture a été bridé. Fallait-il vraiment un essai pour le marteler ? Et puis l’on se souvient que Russ écrivait il y a plus de quarante ans, bien avant que la critique féministe se démocratise, et l’on comprend mieux la portée pionnière de son texte. Ce qui rend la lecture fascinante, ce n’est pas tant la thèse que la démonstration : la précision avec laquelle elle expose chaque stratégie, chaque justification inventée pour décrédibiliser une autrice, comme un catalogue de ruses patriarcales. Et surtout, cette impression de vertige : nous connaissons le mécanisme, mais nous ignorons encore les visages de celles qu’il a effacées. À la fin, on ne peut s’empêcher de faire le test : combien de noms parmi les autrices citées nous sont familiers ? Combien de livres avons-nous réellement lus ? L’écart est abyssal. Alors oui, l’essai est ancien, mais il agit comme un révélateur : il montre moins ce que l’on sait que ce que l’on ne lit pas. Et il donne au passage une liste vertigineuse de lectures à venir. Autant de rayons vides qu’il reste à remplir.
Joanna Russ, Comment torpiller l’écriture des femmes, sortie le 21 août 2025, La Découverte, 224 p., 20 euros.
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