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Mathieu Jaton : « Le Montreux Jazz Festival est construit sur la customisation et l’artisanat »

par Hannah Starman
03.07.2024

Mathieu Jaton nous reçoit dans son bureau temporaire qui offre une vue plongeante sur les rails de la gare de Montreux. A quelques jours du début Montreux Jazz Festival, son directeur est détendu. Depuis qu’il a repris la direction du prestigieux festival au bord du Léman en 2013, Mathieu Jaton n’arrête pas de le réinventer. La 58e édition se déroulera entre le 5 et le 20 juillet dans un cadre totalement inédit : entre la Scène du Lac et le Casino, quatre scènes investiront les quais pour 500 concerts gratuits. Mathieu Jaton nous parle de son mentor Claude Nobs, de sa passion pour la musique, et de ses projets pour le développement de la marque Montreux Jazz.

Claude Nobs a fondé le Montreux Jazz Festival en 1967 et il l’a dirigé jusqu’à son décès en 2013 quand vous en avez repris la direction. Vous-même êtes dans le giron du festival depuis votre adolescence. Y a-t-il une vie en dehors du Montreux Jazz ?

 

Bien sûr ! Le Montreux Jazz, c’est une grande partie de ma vie, mais il y a aussi autre chose. J’ai 49 ans et j’y travaille depuis plus de trente ans. Mon père était aux scouts avec Claude Nobs, et chez nous, on parlait souvent de lui et de son chalet où il recevait des artistes. À 14 ans, j’ai assisté à un concert de B.B. King, et à 17 ans, j’ai commencé à travailler chez Claude.

 

Chaque édition est une nouvelle aventure. Montreux Jazz, c’est tout un univers avec la Fondation, les éditions internationales, les cafés, et des projets technologiques. Cela me permet de prendre du temps pour moi aussi. Par exemple, lors de voyages pour le festival, je m’accorde quelques jours pour découvrir les lieux. Claude faisait de même, en mêlant vie professionnelle et personnelle.

 

Vous avez fait l’École hôtelière de Lausanne mais vous êtes aussi mélomane, issu d’une famille de musiciens. Êtes-vous musicien vous-même ?

 

Mon père était pianiste amateur et ma sœur faisait du piano classique. Nous avions un grand piano à queue à la maison près de Vevey, où se déroulait le concours Clara Haskil. Des musiciens résidaient souvent chez nous, et enfant, je faisais la sieste sous le piano, couché sur un épais tapis berbère, pendant leurs longues répétitions.

 

J’ai tenté la guitare classique, mais le conservatoire m’a vite saoulé. Je préfère l’improvisation et le jazz, tout comme en cuisine, où je déteste les recettes. Avec des amis, nous avons fondé le groupe Silk Waves, une passion d’adolescents. Nous étions des jammers passionnés, répétant intensément, et avons enregistré en studio. J’ai même soumis notre travail à Claude Nobs, pensant que c’était suffisamment réussi pour un avis professionnel.

 

Souvenez-vous de votre première rencontre ?

 

J’avais 16 ans et Claude était alors le directeur des relations artistiques chez Warner Europe. J’ai eu du mal à le joindre, laissant des messages à sa secrétaire. Un jour, il a décroché et m’a invité à son bureau. Pendant une heure, il a écouté toutes nos chansons sur une vieille cassette. Claude était fidèle à ses vieux amis, il était capable d’accréditer des gens pendant des décennies pour lui avoir prêté trois planches en bois à ses débuts. En sortant du bureau avec le bassiste, on se sentait comme sur une autre planète. C’est là que j’ai attrapé le virus, inspiré par l’homme.

 

 

On voit toujours Claude Nobs entouré de stars et de dignitaires, rayonnant dans ce monde bling-bling du showbiz … Qu’est-ce qui vous a donné envie de travailler avec lui ?

 

Il est vrai que Claude avait ce côté glamour, entouré de stars et d’un monde spectaculaire, mais derrière, il y avait une autre personne. Comme lui, j’ai une éducation campagnarde. Le fait que j’arrive au bureau de cet homme – que je mettais au sommet d’une montagne – et que la première chose que je vois est une photo de sa maman m’a sacrément ému.

 

C’est cette personne authentique que j’appréciais. Le star-system ne m’a jamais attiré et j’ai toujours su garder la tête froide. Claude était à l’aise avec les célébrités et les dignitaires, mais il était le plus heureux avec des bûcherons dans son jardin ou des ouvriers qui construisaient son chalet. Je pense qu’il m’a engagé parce qu’il savait que je pourrais évoluer dans ce milieu sans être absorbé par lui.

 

Pensez-vous que c’est la raison pour laquelle Claude Nobs vous a choisi comme son successeur en vous nommant secrétaire général à 24 ans ?

 

Claude ne m’a jamais parlé de sa succession, mais quand il m’a nommé secrétaire général en 2000, je venais à peine d’arriver au festival comme responsable du sponsoring et marketing. C’était violent vis-à-vis des gens plus expérimentés dans la maison. Quand je lui ai demandé la raison de son choix il m’a répondu : « J’ai bientôt 65 ans et je veux construire l’avenir avec toi. »

 

Claude me connaissait bien. Il m’appelait pour que je le conduise à Zurich ou ailleurs. J’ai passé des heures avec lui dans la voiture. J’ai beaucoup appris en l’observant. Je l’entendais parler au téléphone, j’ai vu sa manière de fonctionner, et puis, parfois, il se livrait ou il me demandait mon avis. Mais je suis toujours resté à ma place et je pense que cela a plu aussi.

 

J’ai consacré mon mémoire de fin d’études à l’École hôtelière à l’identité de marque, notamment aux love brands [marques passions] et à leur développement à l’international. Claude m’a engagé aussi pour développer le festival et la marque Montreux Jazz comme une love brand.

 

Comment décrirez-vous l’ADN du Montreux Jazz Festival ?

 

Montreux dégage quelque chose très singulier ; les paysages, mais aussi un amour de la région. Je suis veveysan, Claude était montreusien et nous étions tous les deux attachés à cette terre, avec une envie de la faire rayonner la région. Montreux Jazz est construit sur la customisation et l’artisanat. Tout est important : non seulement la programmation, mais la scène sur le lac, le système de paiements, même la rambarde. Comment la couvre-t-on pour qu’elle soit belle et agréable au toucher ? Derrière chaque expérience du festivalier se cachent mille détails qui font qu’elle est extraordinaire. Regardez nos affiches : chacune est un coup de cœur et une œuvre d’art unique.

 

Chaque festivalier aura sa propre expérience de Montreux et l’adhésion se nourrit de ces anecdotes personnelles fortes. On a toujours parlé de Claude comme d’un génie de la musique, des festivals, etc. mais il était avant tout le maître absolu de l’hospitalité. Sa générosité légendaire nous entraînait parfois dans des situations loufoques. Par exemple quand il a organisé une soirée incroyable au chalet avec des mécènes potentiels, des partenaires, des VIP ; il les a inondés de cadeaux, d’attentions et a sorti ses plus belles bouteilles… Ils étaient aux anges. Et quand tout le monde est parti, il m’a dit : « Tu as pensé à leur demander de soutenir le Festival? » Alors qu’il n’avait même pas évoqué avec eux cette possibilité.

 

 

Une différence de tempérament vous distingue de votre mentor, et en même temps, le festival n’a pas changé d’âme sous votre direction. Quels sont, selon vous, les points de continuité et de rupture ?

 

Pour Claude, chaque rencontre était une opportunité, une forme de séduction professionnelle, alors que je n’offre mon intensité humaine à une star que quand je ressens une vraie affinité. J’ai peut-être moins de relations en nombre avec les musiciens, mais chacune est sincère. Woodkid [Yoann Lemoine], Paolo Nutini et Rag’n’Bone Man [Rory Graham] sont des amis. Je pourrais partir en vacances avec eux.

 

Il y avait aussi chez Claude une frénésie sociale, un besoin de dégager de chaque instant quelque chose d’unique et d’exceptionnel. Il détestait le vide et ne pouvait s’imaginer de rentrer à 22 heures comme tout le monde. Il fallait qu’il clôture la soirée en faisant le DJ à 5 heures du matin, torse nu. Ce n’est pas mon cas.

 

Et puis, Claude avait le génie du bon coup. Il a flairé qu’il fallait passer à la captation en haute définition en 1991 parce qu’il avait une opportunité de le faire. Le passage à la HD était une excellente décision, mais c’était un bon coup parmi quelques ratés aussi. Je peux être très spontané aussi, mais je n’engagerai pas de gros investissements et n’opèrerai pas de virages majeurs sans peser les pour et les contre. Je veux pérenniser les solutions.

 

Vous avez franchi la première décennie au commandes du MJF. Qu’est-ce qui vous inspire la plus grande fierté professionnelle?

 

Quelques mois avant de mourir, Claude m’a dit : « Je t’ai choisi parce que tu sauras garder l’ADN et le transformer dans le futur ». Quand j’ai repris la direction du festival, ma nomination a suscité des doutes. On me voyait comme un administrateur sans créativité. Pourtant, la mise en place d’un écosystème qui transforme les valeurs humaines et artistiques en une proposition économique viable sans compromettre l’âme du festival demande une immense créativité.

 

Regardez ce qui se passe pour l’édition 2024 : on m’apprend que le Centre de congrès sera fermé pour travaux et j’ai 18 mois pour m’y faire. 18.000 m2 et 3500 places perdus ! On n’a plus de stockage (10.000 m2) ni de bureaux. La solution de facilité serait de transférer les concerts dans une autre ville, mais on ne pourrait plus offrir l’accueil de Montreux, la proximité des scènes, l’ambiance sur les quais, le chalet, etc. Nous avons décidé de rester à Montreux et de démultiplier des scènes, ce qui demandera un effort organisationnel et financier considérable [le budget passe de 27 à 30 millions d’euros], mais nous allons préserver notre identité. Pendant le Covid-19, alors que tout le monde annulait, nous avons construit une scène sur le lac !

 

Face aux pressions de l’industrie musicale, avec l’augmentation des cachets, des coûts des structures, nous ne pouvons pas survivre sans trouver des nouvelles solutions. Nous ne voulons ni réduire la voilure, ni devenir gigantesque et produire nos concerts au stade de la Saussaz, comme on a pu le faire pour Elton John en 2019. Il faut alors capitaliser sur la marque. Grâce à mon apprentissage aux côtés de Claude, j’ai pu trouver des solutions et développer la marque Montreux Jazz. C’est probablement là ma plus grande fierté.

 

 

Comment avez-vous procédé ?

 

Ça s’est fait sur trois volets complémentaires : sur le plan éducatif, avec la Montreux Jazz Artists Foundation, sur le développement de la marque avec Montreux Jazz International, et sur les contenus, avec Montreux Media Ventures.

 

La société Montreux Jazz International développe la marque à l’international. Nous avons des franchises pour les Montreux Jazz Cafés, mais nous vendons aussi des licences qui permettent des éditions du Montreux Jazz Festival dans les villes comme Tokyo, Miami, Rio de Janeiro et depuis à Hangzhou en Chine. Le siège n’y intervient pas au niveau opérationnel, mais on apporte la cerise sur le gâteau qui fait toute la différence :  le soutien d’Audemars Piguet, la participation de Mathis Picard à Miami, ou encore l’accès à des millions d’heures de contenu que vous pouvez utiliser sur vos plateformes dès la première édition.

 

Et pour boucler la boucle, la Media Ventures, créé en 2019, assure la captation et nous permet de générer du contenu pour nous, mais aussi à le distribuer à l’extérieur, ce qui contribue à l’impact de la marque et génère des revenus. Aujourd’hui, c’est l’innovation par rapport au storytelling qui compte. Par exemple, on n’aurait jamais pu filmer et produire Nick Cave si on ne lui avait pas formulé une proposition inédite : un scénario de cinéma pour capter son concert. Évidemment, nous allons réaliser la captation avec du matériel de pointe, mais ce n’est pas la technologie qui aurait pu séduire un artiste comme Nick Cave.

 

Quelles sont les prochaines destinations où vous comptez amener le Montreux Jazz Festival ?

 

Notre première expérience en Chine en 2018-2019 a été extrêmement gratifiante. Bien que la situation géopolitique et sanitaire actuelle nécessite une attention particulière, nous sommes toujours ouverts à explorer de nouvelles opportunités internationales. À titre d’exemple, nous avons récemment inauguré le Montreux Jazz Festival à Abou Dhabi, dans le cadre prestigieux du Louvre, avec une scène unique en bord de mer et une salle accueillant 2000 personnes, tout en conservant notre philosophie de la beauté dans la simplicité. Nous examinons également d’autres destinations passionnantes telles qu’Ibiza, ainsi qu’une proposition près de Cape Town, dans la vallée des vignobles. Chaque étape que nous franchissons est guidée par nos valeurs fondamentales, sans compromis sur notre intégrité.

Visuels : © Marc Ducrest © Emilien Itim © Thea Moser