Aucune issue des prochaines législatives ne me semble favorable. Le chaos, l’obscur gagnent du terrain dans les esprits, les discours, les actes, et les urnes. Penser est une activité anxiolytique. Tant que reste possible cet espace analytique, j’interroge les sens des mots. Parmi les signifiants que je mets en question, procuration a le premier rôle. Avec ses sonorités coupantes et roulantes – qu’on l’imagine prononcé par Dalida – il me fait presque sourire. Plus de deux millions de Français se seraient, ces derniers jours, procuré une procuration. Est-ce une bonne nouvelle ? En attendant, pensons la procuration.
Voter est un droit, et un privilège durement conquis sur le goût anthropologique pour les maîtres. Il s’utilise matériellement, en glissant un papier dans une boîte. Mais le droit prévoit un droit supplémentaire : nous avons le droit d’être absent, de remettre notre droit à un ou une autre, de voter par procuration.
Évidemment, une procuration est un geste administratif qui permet de déléguer son droit de vote à un autre citoyen, à une autre citoyenne. Mais ce terme juridique transporte sa part d’équivoque. Le dictionnaire de l’Académie française nous apprend qu’au XIIIe siècle ce mot apparaît comme le dérivé du latin procuratio, qui signifie l’action d’administrer et de gérer.
Ce sens s’aperçoit dans le visage de nos curateurs contemporains. Le curateur, c’est le tuteur légal d’une personne physique ou morale empêchée d’assurer des actes nécessaires : pour cause de maladie physique et ou psychique, ou de cessation de paiement. Mais c’est aussi celle ou celui qui va gérer, préparer, diriger une exposition, un lieu public, une programmation. Cette étrange rencontre entre le tuteur et le planificateur nous indique que la capacité à structurer, à organiser, à prévoir est à la fois un art et un soin : le curateur ajoute une part personnelle dans les actes qu’il mène pour un ou des autres.
Pourtant, curer est évidemment un synonyme de soigner. Pro-curer ce serait alors soigner à la place d’un autre, ou bien soigner par anticipation, ou encore, se montrer très favorable à l’acte de soin. Aucun de ces sens étymologiques n’est associé de nos jours au terme procurer, qui se concentre désormais sur l’idée banale de fourniture.
Mais que fournit la procuration ? Un mandat. La part individualisée du droit de vote. En ce sens, le porteur de procuration a été fourni en mandats par les auteurs de procuration. Cette réception, cet amassage même, est parfois menée par les militants des partis pour s’assurer que tous les suffrages favorables trouvent le chemin de la boîte.
Le mandat, c’est la forme limitée d’un pouvoir. Pour l’instant, dans notre France, les citoyens ont le pouvoir : ils l’exercent directement par leur vote. En ce moment, certains s’enrichissent de mandats : ils font le plein de pouvoir, pendant que d’autres entretiennent la nostalgie des pleins pouvoirs.
Une étrangeté circule encore avec cette procuration : le procurateur affiche un cousinage sonore avec le procureur. En un sens, comme le procureur sur la scène juridique, le procurateur place le procuré sous le regard de la loi : pas la loi des codes écrits, mais plutôt la loi morale, celle qui dans l’isoloir le poussera à respecter le souhait de celui qui lui a confié son pouvoir.
Le procurateur aussi est sous l’œil d’une loi : pourquoi n’est-il pas là ? Ne peut-il pas surseoir à ses obligations pour effectuer son devoir de citoyen ? De quel droit celui-ci ajoute-t-il une contrainte matérielle dans le dimanche de celui-là ? Il n’y a pas de procureur sans accusé, et il n’y a pas de procuration sans au moins une légère trace de culpabilité.
Si la procuration procure un mandat au procuré, elle en transmet aussi l’effet comptable : la voix. Faire une procuration, c’est donner sa voix. À qui peut-on confier sa voix ? Pas à n’importe qui : l’objet précieux de notre voix ne peut être déposé qu’entre des oreilles et des mains dignes de confiance. Procurer sa voix impose d’échanger une parole politique, dans l’intimité d’un lien à un autre.
Faire une procuration est donc un triple privilège : celui de voter, celui de pouvoir s’absenter, et celui d’avoir autour de soi au moins un ou une autre qui peut prendre soin de sa propre voix. Des privilèges dont on devrait user, à l’impératif.