Dirigé par Simon Rattle à la tête du London Symphony Orchestra et mis en scène par Simon McBurney, Wozzeck d’Alban Berg, le premier opéra avant-gardiste du XXe siècle, entre dans le répertoire du Festival d’Aix avec éclat. Inspirée d’une œuvre théâtrale de Georg Büchner, l’histoire funeste d’un soldat malmené qui finira assassin a été interprétée à Aix, jeudi 13 juillet, par un London Symphony époustouflant et une distribution de premier ordre.
Génie précoce d’une modernité intempestive, Georg Büchner n’écrit que trois pièces de théâtre (La Mort de Danton, Léonce et Léna et Woyzeck), une nouvelle et un tract, avant de s’éteindre à Zurich, à l’âge de 23 ans. Redécouverte au tournant du XXe siècle, l’œuvre de Büchner rencontre son véritable public sous la République de Weimar. Le jeune auteur bouscule la dramaturgie classique schillérienne et la remplace par une terreur muette et instinctive, annonciatrice du « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud (Le Théâtre et son double, 1938). Il ne s’agit pas, dans cette conception, uniquement d’une cruauté envers autrui, mais avant tout, d’une « souffrance d’exister » et d’une « ignorance fondamentale de l’homme à l’égard de la vie » (G. Büchner, Théâtre complet, 1953).
Georg Büchner naît le 18 octobre 1813 à Goddelau près de Darmstadt dans une famille libérale ; son père est ancien médecin militaire dans l’armée napoléonienne et chimiste industriel renommé. L’aîné d’une fratrie de six enfants, il s’intéresse aux sciences, dévore les ouvrages de Schiller et apprend l’anglais, le français et l’italien. En 1831, sa famille l’envoie à Strasbourg pour y poursuivre ses études de médecine. A la suite de la révolution de Juillet en 1830, qui portera Louis-Philippe I sur le trône, Büchner entre en contact avec les groupes d’opposition républicains. De retour à Hesse, il participe à l’agitation politique contre les régimes despotiques dans les États germaniques et défend des idées socialistes au sein de la Société des droits de l’homme, une association secrète révolutionnaire qu’il cofonde.
Mis sous mandat d’arrêt pour trahison, il s’enfuit à Strasbourg où il se fait appeler Jacques Lutzius. Pendant son exil strasbourgeois, Büchner écrit deux pièces de théâtre, La Mort de Danton et Léonce et Léna, sa nouvelle Lenz, et il traduira Lucrèce Borgia et Marie Tudor de Victor Hugo. Fin 1836, on lui propose un poste de professeur adjoint à la faculté de médecine à Zurich. Il travaille alors sur Woyzeck, un drame passionnel, inspirée d’un fait divers. Le 2 juin 1821, Johann Christian Woyzeck, coiffeur et ancien soldat, assassine sa maîtresse. Arrêté alors qu’il errait dans les rues, désorienté et en proie à la démence, il plaidera la folie. Le tribunal rejette sa défense et Woyzeck est décapité par l’épée le 27 août 1824 sur la place du marché à Leipzig. Büchner mourra du typhus le 19 février 1837 à Zurich, sans achever son œuvre emblématique. Woyzeck ne paraîtra alors qu’en 1878 et sous le titre Wozzeck, à la suite d’une erreur de transcription de l’écriture minuscule de Büchner.
Alban Berg, disciple d’Arnold Schönberg et chef de file de la Seconde École de Vienne, naît le 9 février 1885 à Vienne, où il mourra en 1935 à l’âge de 50 ans. Après une période de composition des Lieder en autodidacte, Berg découvre la musique moderne de Schönberg. La rencontre avec l’inventeur de l’atonalité à l’âge de 19 ans le transforme. En 1914, Berg vit une autre expérience décisive : la création viennoise de Woyzeck de Büchner. Impressionné par le drame social, ainsi que par la langue et la structure de la pièce, Alban Berg décide immédiatement de s’en emparer pour établir le livret de son opéra.
La composition de Wozzeck sera longue et reportée de plusieurs années à cause de la première guerre mondiale où Berg est d’abord reformé, puis réexaminé et conscrit dans l’armée. Grâce à l’intervention de son épouse, Helene Nahowski, fille illégitime de l’empereur François-Joseph, Berg est transféré au Ministère de la Guerre en 1916. Dans la lettre à sa femme du 7 août 1918, il écrira au sujet de Wozzeck : « Il y a un peu de moi-même dans ce personnage, dans la mesure où j’ai passé ces années de guerre tout aussi dépendant des gens que je haïssais, j’ai été enchaîné, malade, captif, résigné, en fait humilié. »
Sa lecture de Woyzeck est également influencée par le contexte culturel et socio-économique de Vienne au début du XXe siècle. Au bord du précipice, la société viennoise est en perte de repères. La rupture marque tous les domaines : la Sécession de Klimt et l’expressionnisme de Schiele dans la peinture, l’atonalité et le dodécaphonisme de Schönberg dans la musique, la philosophie du langage de Wittgenstein, la psychanalyse de Freud, l’architecture de Hoffmann et Wagner, l’économie moderne, etc. L’empire est agonisant et sa capitale est en proie à une immigration débridée qui fait le lit d’un antisémitisme de plus en plus marqué.
Le message social de Büchner interpelle Berg, qui a pu observer la coexistence à Vienne d’une grande précarité des masses avec une « apocalypse joyeuse » des élites. Ces familles viennoises fortunées, souvent juives et anoblies, seront bientôt confrontées à une incarnation autrement plus sanguinaire de l’archétype de Wozzeck. Jeune et démuni, un certain Adolf Hitler se nourrissait à la soupe populaire du baron Moritz von Königswarter à Salzgries 12, dans le 1er arrondissement de Vienne. Arrivé au pouvoir, ce petit caporal bafoué et animé par une vengeance meurtrière fera exterminer des millions de Juifs européens, ses bienfaiteurs parmi eux. Pour ne rien négliger, il fera également inscrire l’œuvre de Berg, pourtant aryen pur sucre, sur la liste des « musiciens dégénérés ».
Wozzeck de Berg est créé le 14 décembre 1925 sous la direction d’Erich Kleiber, après un nombre incalculable de répétitions nécessaires pour apprivoiser la partition complexe. Berg garde le schéma tragique classique – exposition, apogée, dénouement – déployé sur trois actes de cinq brèves scènes. Son opéra est basé sur l’atonalité, mais il puise aussi dans des structures musicales plus anciennes, de la suite baroque au leitmotiv wagnérien. Le premier acte est construit autour des pièces de caractère (suite, rhapsodie, marche, berceuse, etc.), le deuxième s’articule autour de cinq mouvements de symphonie, le troisième se focalise sur des inventions (un thème, un ton, un rythme, etc.). Quant aux interludes, ils doivent être joués, selon Simon Rattle, « comme s’ils étaient des symphonies de Mahler en miniature : des sortes de bonsaïs mahlériens ! »
Sir Simon Rattle, le directeur musical de la production, évoque sa relation avec l’un de ses mentors, Berthold Goldschmidt. Assistant de Kleiber lors de la création de Wozzeck au Staatsoper de Berlin en 1925, Goldschmidt transmettra au chef britannique d’inestimables détails techniques mais il insistera surtout sur la dimension romantique de l’œuvre. « Le plus grand défi, explique Rattle, consiste en effet à concilier une grande précision de rythme et d’intonation avec un caractère incroyablement romantique et passionné. »
Maître de la précision rythmique, doté d’un mélange équilibré d’intelligence et de passion, le London Symphony Orchestra relève ce défi avec panache et virtuosité. Dirigé par Simon Rattle, le London Symphony Orchestra nous livre une interprétation qui est d’autant plus écorchée qu’elle ne va pas dans le sens d’un expressionnisme brutal, mais plonge dans les ténèbres de l’âme tourmentée de Wozzeck, pour en faire ressortir, petit à petit, des fragments de sa vie broyée et des fibres putréfiées de son cœur trahi.
Le Wozzeck du baryton allemand Christian Gerhaher est d’abord un loser accompli : tête basse et bras ballants, il erre sur la scène, pisse contre le mur, mange des petits pois et répond « Jawohl, Herr Hauptmann! » quand on l’insulte. On a envie de l’attraper par le col et le secouer jusqu’à le faire sortir de sa torpeur, mais derrière sa nullité hagarde, Gerhaher nous fait progressivement entrevoir un autre Wozzeck, un type désaxé et habité par l’excès, la folie et la violence. Modulant sa voix riche et remarquablement expressive, Christian Gerhaher fouille dans toutes les émotions et tous les élans contradictoires qui mèneront cet homme faible et humilié au meurtre : tendresse, jalousie, impuissance, colère, obstination et résignation.
Le rôle de Marie, la maîtresse de Wozzeck et la mère de son fils bâtard, mobilise une large palette affective. Marie est une honnête femme, désemparée par la détresse de l’homme qu’elle ne reconnaît plus ; douce avec son fils, inquiète et affectueuse envers Wozzeck qui lui inspire la pitié et la terreur à parts égales, séduite par la masculinité conquérante du tambour-major et mortifié par la culpabilité. La soprano suédoise Malin Byström fait naviguer l’univers chamboulé de Marie avec une présence scénique entraînante et une prestation vocale pleinement en adéquation avec son rôle. Ses graves un peu rauques soulignent le côté instinctif de son personnage, ses questionnements sont portés par une voix immaculée, son adultère s’exprime avec défiance et le timbre de son regret est crucifiant.
Le ténor belge Thomas Blondelle incarne un tambour-major bombant le torse et exhibant sa virilité avec suffisance. Insupportable dans la scène où il s’attaque à un Wozzeck agenouillé en prière, grossier avec Marie qu’il méprise autant qu’il la désire, le tambour-major de Blondelle est l’aboutissement du machisme envahissant. Son timbre ostentatoire est remarquablement bien assorti à sa veste en cuir rouge pour créer un personnage qui attire et répugne à la fois.
Ses débuts dans les BBC Singers, le chœur le plus en pointe au monde pour la musique moderne, ont préparé la basse britannique Bridney Sherrat pour endosser le rôle du docteur sadique et pontifiant qui pousse son patient dans le gouffre avec ses expériences médicales. Sherrat projette sa belle voix, rassurante et péremptoire, avec tant d’autorité que même les spectateurs les plus aguerris en tremblent.
Dans le rôle du Capitaine, le ténor britannique Peter Hoare se sert, lui aussi, de son expérience de percussionniste. Ses répliques sont précisément rythmées et déclamées avec le ridicule qui caractérise ce personnage superficiel et superstitieux. Imbu de sa personne, le Capitaine se pavane dans son uniforme blanc et s’amuse à persécuter Wozzeck, dont les digressions mentales lui échappent et l’effraient. Son timbre est percutant sur toute la tessiture et parfois volontairement strident dans les aigus pour mieux faire ressortir l’aspect comique du rôle.
Le ténor gallois Robert Lewis, qui interprète Andres, met sa voix solaire et sécurisante au service de l’apaisement des nerfs ravagés de son ami Wozzeck. Pieds fermement sur terre, il taille son bois, chante sur la chasse et accompagne si bien qu’il le peut son étrange et inquiétant ami. La mezzo-soprano française Heloïse Mas campe une Margaret moqueuse de son amie Marie, mais qui sait se montrer solidaire quand la situation l’exige. Son timbre profond et charnu, presque aux couleurs de contralto, à la fois séducteur et réconfortant, complète admirablement cette distribution fort réussie.
Pour représenter l’univers accablant dans lequel Wozzeck titubera de l’humiliation au meurtre, Simon McBurney met en place un dispositif sobre et efficace : une plaque tournante avec, au milieu, une porte, équipée d’une caméra de surveillance qui capte les expressions des protagonistes qui franchissent son seuil. L’histoire est racontée du point de vue de Wozzeck qui ne quittera jamais la scène. Quand il n’est pas troublé par une vision psychotique ou terrassé par une énième adversité, cet homme aliéné rase les murs des décors, un projecteur braqué sur lui, comme une bête traquée et affolée par l’incompréhension de ce qui lui arrive.
A l’instar de Berg, McBurney conçoit les quinze tableaux comme quinze petites histoires qui, ensemble, forment le récit d’une désagrégation psychique et morale. On rencontre Wozzeck en train de raser son Capitaine et se faire insulter. Les chiens aboient et l’ambiance est menaçante. Pour accentuer la cruauté du Capitaine, McBurney le fait accompagner par une version miniature de lui-même : un gamin en uniforme blanc et mimant le mépris du Capitaine envers Wozzeck. Les décors sombres, les uniformes blancs, la lumière brutale et la vidéo en noir et blanc créent une ambiance qui ne présage rien de bon. Le deuxième tableau introduit avec la couleur rouge du soleil couchant les hallucinations de Wozzeck qui y voit l’annonce de l’apocalypse. Dans un vacarme de trompettes et de percussions, Wozzeck prononce ces mots prophétiques : « Silence, le silence partout, comme si le monde était mort. »
Les scènes se fondent astucieusement l’une dans l’autre avec une fluidité qui rappelle un montage cinématographique particulièrement bien réussi. Les bâtons de bois, les corps, le feu et la fumée disparaissent comme par magie, une lampe industrielle descend du plafond, quelques accessoires se matérialisent sur scène. Wozzeck se retrouve au cabinet du docteur tortionnaire, qui s’extasie devant le moindre signe du déclin physique et psychique de son patient. Les tableaux qui racontent la désintégration de sa relation avec Marie sont d’une simplicité désarmante : l’enfant et la mère couchés par terre d’un côté de la porte, le père devant. Deux parents brisés par le chagrin glissent, par inertie, lâcheté et culpabilité, vers l’inexorable tragédie. L’enfant, recouvert de plaid rouge, en est le symbole éloquent.
Même si les tableaux sont généralement très dépouillés, McBurney sait aussi remplir le plateau, la scène à l’auberge en est l’exemple probant. Mais il atteint le sommet de sa narration avec la scène à la caserne on l’on retrouve Wozzeck réveillé et agenouillé parmi des dizaines de camarades endormis. Seul et traqué par ses cauchemars, une lumière crue braquée sur lui, il se joint les mains pour prier afin de chasser ses envies de meurtre. Au cours de cet ultime effort de préserver ce qui lui reste de sa raison, il subit l’affront qui le fera basculer dans l’abîme.
L’arrêt d’image sur le fils de Marie et Wozzeck (Lenny Bardet) à la fin nous fait comprendre ce que nous craignons dès le début : que l’histoire se répétera. Simon Rattle a exprimé le sentiment de nombreux spectateurs quand il a dit : « Je ne sais pas si quelqu’un a jamais réussi à créer un fin aussi déchirante que celle de Wozzeck. Je dirais presque que cela ne devrait pas être permis. » Probablement pas.
Visuels : © Monika Rittershaus