À Marseille, il ne faut jamais se fier aux noms des rues. Quelques fois les avenues sont des ruelles ou bien autre chose. C’est le cas du 20 boulevard Gabès situé dans le très chic VIIIe arrondissement de la cité phocéenne. Mais avant d’entrer dans ce geste architectural brutaliste pensé par Roland Simounet (1927-1996) et disciple de Le Corbusier, nous allons vous emmener un peu plus au centre-ville, dans un autre lieu culturel, La Criée. Le Théâtre National de la ville projette ce 8 juillet 2022, dans le cadre du Festival de Marseille, sept courts-metrages du Collectif (LA)HORDE, fondé en 2013, et qui est donc aujourd’hui à la tête du Ballet National de Marseille.
C’est en amont de cette projection que nous rencontrons Jonathan Debrouwer et Arthur Harel qui forment avec Marine Brutti ce collectif. Nous ouvrons notre immersion par cette structure architecturale très particulière, totalement unique en son genre. C’est simple, ce Centre Chorégraphique ne ressemble à aucun autre.
“Le BNM est une espèce de blockhaus complètement blanc avec de nombreuses terrasses”. (LA)HORDE précise : “Le Ballet National de Marseille, qui est également un Centre Chorégraphique National, se trouve dans le parc Henri Fabre. Il s’agit d’un bâtiment spécialement conçu pour le Ballet National de Marseille au temps de Roland Petit. L’architecte Roland Simounet, disciple de Le Corbusier, a imaginé les lieux. Pour la petite anecdote, Henri Fabre a légué le parc avec une seule condition à respecter : celle d’accueillir des chiens”. Elle ajoute : “C’est un vrai plaisir de travailler là-bas.”.
Il faut vous rendre compte de ce que cela veut dire. Le lieu est labyrinthique, fait de courbes et de terrasses, il est immense comme un navire futuriste immaculé au cœur de l’espace vert, et surtout, il ne se voit pas du vrai boulevard limitrophe, le Prado. Les danseurs et les danseuses de ce ballet très particulier sont donc comme protégés. Ce n’est pas un hasard si, ajoute (LA)HORDE, « le désir de Roland Petit était d’accueillir une école. C’était dans la continuité de ce qu’il avait vu à l’Opéra de Paris, avec les danseurs qui sont présents dans l’école (avec des studios de danse) et qui intègrent la compagnie permanente. Nous avons trouvé cela très précieux.”
Pourtant, le ballet ne dirige pas l’école. “Nous collaborons avec Omar Taïbi. Les élèves que nous accueillons ont entre six et vingt ans. Certains de nos danseuses et danseurs enseignent au sein même de l’école. Par exemple, Nonoka Kato a ensuite intégré le Ballet Pietragalla”.
Et vous commencez à le comprendre, le bâtiment dicte sa loi ici et impose des choix. “Nous avons ouvert les studios pour que tous les jeunes danseurs puissent venir observer. Roland Petit avait fait aménager une mezzanine pour qu’il puisse lui-même regarder les danseurs. Aujourd’hui, les étudiants occupent cette place. C’est un vrai lieu de vie : 200 élèves, 21 danseurs de la compagnie permanente, les équipes administratives… Il y a une vraie émulation”. Il est évident que la structure même du lieu leur impose des choix quant à la direction artistique. (LA)HORDE acquiesce : “C’est un lieu d’observation. Tout le monde est très respectueux”.
Nous poursuivons notre discussion. Nous quittons les murs de béton pour entrer dans ceux du symbolique. Nous leur demandons si au moment de leur prise de poste, ils avaient conscience de l’héritage laissé par Roland Petit. “Nous avons hérité d’une histoire. C’est une maison qui a eu beaucoup de bonheur mais aussi des tumultes. Il a fallu prendre le temps d’expliquer notre projet : collaborer ensemble”.
Collaborer ensemble, affirme (LA)HORDE, ce n’est pas une formule toute faite. Car constituer le ballet a été une aventure collective. “Lorsque nous sommes arrivés en 2019, le Ballet était dans une situation de reprise. C’était un peu la dernière chance. Il fallait montrer que nous étions capables de réussir le pari. Il restait sept danseurs et nous en avons recruté une bonne dizaine. Notre travail est issu de communautés constituées. De manière assez évidente, le groupe devait être paritaire et diversifié en termes d’âge, de nationalité. Quand nous avons réalisé l’appel à candidatures, l’idée était que des danseurs du monde entier puissent nous rejoindre. Nous avons organisé, financièrement et logistiquement leurs venues. Lors des auditions, il faut que cela soit quelque chose de positif pour eux. Nous apprenons aussi beaucoup de notre côté. Les rencontrer est un moment précieux. Tous nous intéressent. Nous invitons beaucoup de chorégraphes qui écrivent pour le Ballet. Les danseurs doivent être polyvalents et curieux. Les danseurs viennent pour la diversité dans le travail et l’écriture. La compagnie permanente est un CDI. Cela demande aux danseurs d’être versatiles et forts techniquement. Mais cela ne convient pas à tout le monde. C’est une question de cadre et de format. Nous sommes avant tout un Ballet contemporain”.
Cette affirmation forte, et qui peut troubler encore aujourd’hui quelques conservateurs, ordonne à (LA) HORDE d’être extrêmement rigoureuse sur la formation des danseurs et danseuses.
Nous comprenons vite qu’une journée type n’existe pas puisque par définition un ballet est en mouvement. C’est donc en fonction du programme de tournée que “des professeurs de la région viennent”. Cela n’est pas conventionnel pour “les danseurs venant du monde du classique” qui “n’ont pas forcément la même perception”. Cette approche moderne du corps de ballet se manifeste particulièrement dans les hors les murs de la formation : “nous faisons également des activités hors ballet : randonnées, kayak, judo…Nous travaillons avec des circassiens et des cascadeurs”. Tout cela permet de consolider le corps et de sécuriser chaque mouvement, chaque porté qui dans ce collectif ont une place très importante. Dans Room with a view les interprètes volent concrètement. “Nous sommes centrés sur la sécurité. Une fois qu’ils sont à l’aise, ils y vont.
Le consentement et la bienveillance sont la clé d’un bon rapport professionnel. Une équipe médicale accompagne les danseurs du Ballet. Nous développons un pôle de recherches, en adéquation avec le Ballet contemporain”.
“Nous pensons au bien-être des danseurs. Il est important de pouvoir s’entraîner à l’extérieur. Dans les studios, nous sommes enfermés. Nous utilisons le parc pour les cours du matin. Le but est aussi de casser le quotidien. Certes, il y a une rigueur mais c’est bien d’avoir une rigueur extérieure. Ce sont des sportifs de haut niveau. Il y a une dynamique de groupe. Ils sont en demande de changer le quotidien. Pour le kayak ou le judo, les équipes administratives les rejoignent. Cela permet aux danseurs de rencontrer l’équipe et les gens de l’administration viennent les voir aux studios. Physiquement, cela permet de solliciter d’une autre manière le corps. Il y a une sensibilité qui fait que l’on est dans l’art. Nous sommes dans une pratique joyeuse et ludique”. On le voit bien, ce qui fait l’unicité de (LA)HORDE, ce travail qui ne choisit pas entre scène et virtuel se retrouve dans la formation et la constitution du ballet.
(LA)HORDE est très présente sur les réseaux sociaux et depuis le départ, son Instagram est extrêmement graphique. “C’est un outil de travail. Cela peut atteindre un public qui n’a pas l’habitude de voir des spectacles. Les réseaux sociaux permettent d’avoir du pouvoir. Cela donne une visibilité à des communautés artistiques”. Nous le comprenons, ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel se trouve au cœur des studios de danse, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs.
“La fierté de notre Ballet est que nous avons 15-16 nationalités. C’est une richesse lorsque nous créons. Quand nous parlons de sexualité, par exemple, ce ne sont pas du tout les mêmes perceptions qui sont projetées. Nous ouvrons le regard du monde”. (LA) HORDE rappelle un fait qui étonne par sa rareté tant la démarche est importante et utile : “En France, avec Angelin Preljocaj, nous sommes les seuls à faire de l’insertion avec l’apprentissage. Ces jeunes restent un an avec nous. Mais à la différence d’Angelin Preljocaj, qui en a fait un groupe à part, nous les intégrons dans la compagnie. C’est comme une alternance. Nous aurions rêvé, en tant que jeunes artistes, de faire cela dans le lieu où l’on a envie de travailler. Ils ont entre 19 et 25 ans. Aujourd’hui, les étudiants de toutes les grandes écoles candidatent.”
Une autre diversité propre à celle de ce ballet et que le mot génération n’est pas pris à légére. Nous leur demandons : quel âge ont les danseurs et danseuses de votre ballet ? (LA) HORDE répond : “ils ont entre 19 et 46 ans. Yoshiko a 46 ans et elle est vraiment incroyable. Elle transmet aux plus jeunes. Mais elle apprend aussi d’eux. Elle a une telle conscience de son corps qu’elle connaît ses limites”.
Le ballet de Marseille sera très présent à Paris à la rentrée. “Nous faisons l’ouverture de la saison au Théâtre du Châtelet pour douze représentations avec Room with a View. RONE X (LA)HORDE. Nous sommes contents de revenir à Paris. En novembre 2022, nous réalisons une exposition performative avec des installations d’art contemporain, des films et 26 danseurs du Ballet. C’est un peu ce que avions fait pour Nuit Blanche. La première se déroulera au Palais des Festivals de Cannes. Brigitte Lefèvre nous a mis en contact avec la Ville de Cannes. Nous allons investir tous le lieu. Le public pourra le découvrir dans son ensemble. À Chaillot, nous allons investir le théâtre pendant deux semaines. Quant au Théâtre de la Ville, le spectacle Weather is sweet sera présenté. Ils seront six danseurs. Nous sommes également au début d’une recherche chorégraphique pour notre prochaine pièce qui aura lieu en 2023. Nous parlons des multiverses. Nous nous intéressons à l’aspect sociologique des comédies musicales, qui demeurent essentielles surtout en temps de crise.
Nous avons réussi à faire une résidence avec une partie du décor à Grenoble en juin 2022.. À la sortie de cette résidence, il y avait 200 personnes. Un an avant la création, c’était important de donner de la visibilité quant au processus.”
Au moment où nous rencontrons (LA)HORDE), il lui reste un an dans le cadre de son premier mandat de quatre ans, renouvelable deux fois trois ans. La richesse de ce collectif qui pendant l’épidémie a su réagir en réalisant de nombreux films de danse avec le corps de ballet, est toujours pleine de promesses pour l’avenir sur le fond et la forme. (LA) HORDE a inventé la danse post internet, elle invente aujourd’hui le Ballet post-classique.
Visuel : © Margot Berard
Article publié le 6 juillet 2022 dans la revue en ligne Ex-movere.